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Pratique de classe de Lionel : L’épopée de Gilgamesh, premier bisexuel, pour les 6e et 5e

mercredi 7 août 2002, par phil

L’épopée de Gilgamesh nous vient d’une tradition orale qui se perd dans la nuit des temps. Le texte qui nous est parvenu date de 2000 avant J.-C., sa mise à jour et son déchiffrement a pris à peu près un siècle, jusqu’en 1974. Cette traduction de l’arabe adaptée par Abed Azrié, d’après des fragments sumériens, babyloniens, assyriens, hittites et hourites, date de 1979. Elle nous est présentée dans cet album grand format, illustrée par Claire Forgeot.

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L’épopée de Gilgamesh Ipomée, 1979 et 1986, 120 p, 22,90 €.

Résumé

Gilgamesh est dieu aux deux tiers : « Il est semblable à un héros sauvage / sa force est incomparable ». Gilgamesh « ne laisse pas un fils à son père / [...] Il ne laisse pas une vierge à sa mère » (comprenons qu’il traite filles et garçons de la même manière). Il règne sur Ourouk, cité antique de Mésopotamie sise à 220 km au sud-est de Bagdad, dont provient le nom de l’Irak. Les habitants se plaignent aux dieux, lesquels décident de créer « pour lui un rival / qu’il lui soit par la force du coeur et du corps comparable / qu’ils luttent sans cesse ensemble / ainsi Ourouk gagnera la paix et la tranquillité ». Enkidou est donc créé d’une « poignée d’argile » ; « son corps est couvert de poils / sa chevelure est celle d’une femme ». Un chasseur le voit et va dans Ourouk prévenir Gilgamesh pour qu’il lui « donne une prostituée du temple / une courtisane sacrée », laquelle « dominera cet homme ». Fut dit fut fait, Enkidou après l’avoir possédée « six jours et sept nuits », n’est plus reconnu par sa harde (ses bêtes). La prostituée lui propose de l’emmener à Ourouk, vers Gilgamesh : « le coeur d’Enkidou se réjouit / car il attendait un ami ». La courtisane lui conseille d’abandonner violence et orgueil : « tu le regarderas et examineras son visage / éclatant de virilité et de vigueur ». Gilgamesh fait un rêve érotique, qu’interprète sa mère Ninsoun : « La hache que tu as vue / est un homme / Que tu l’aies aimée / que tu te sois penché sur elle / comme tu te penches sur une femme / et que je l’aie rendue égale à toi / cela signifie qu’un compagnon fidèle et plein de force / te viendra en aide ». La courtisane de son côté promet à Enkidou : « tu l’aimeras comme un autre toi-même ». Cependant sur le chemin un homme qui fuit Ourouk lui révèle en quoi Gilgamesh « a souillé la cité » : il choisit « l’épouse avant son époux / et la féconde le premier ». C’est le grand moment de l‘épopée, quand pris de colère, Enkidou défie Gilgamesh devant la « Maison nuptiale » où celui-ci s’apprête à rejoindre la prostituée sacrée. « Gilgamesh et Enkidou se tenant l’un l’autre luttent tels deux taureaux sauvages ». Remarquable illustration des beaux belligérants enlacés l’un derrière l’autre (p. 31). Mais sans transition, « Ils s’embrassent / scellant leur amitié ». Enkidou « pousse des soupirs et des gémissements » parce que sa « vigueur est devenue faiblesse ». Gilgamesh lui propose de tuer ensemble « le puissant Houmbaba [...] pour détruire le mal sur la terre ». Ninsoun adopte Enkidou comme fils, pour qu’il protège Gilgamesh. Celui-ci refuse d’épouser Ishtar, la déesse-mère, il énumère ses malédictions et sortilèges : « Toi, tu n’es qu’un foyer / qui s’éteint en hiver / tu es la porte ouverte / qui ne protège ni du vent, / ni de la tempête ». Furieuse, Ishtar demande à son père Anou le taureau céleste pour se venger, mais les deux héros le tuent et le dépècent, ce qui leur vaut la malédiction d’Ishtar. Gilgamesh rentre avec Enkidou : « Ils s’embrassent / main dans la main ils traversent les rues d’Ourouk » ; puis « Les deux héros se reposent / et dorment ce soir-là dans leur lit ». Enkidou tombe malade et meurt. Gilgamesh le pleure « comme une pleureuse » : « Un démon impitoyable a surgi et m’a dérobé mon ami, mon petit frère ». « Alors comme une fiancée / il couvre le visage de son ami ». Il se lamente « comme une lionne a qui on a enlevé ses petits ». « Après les rituels funéraires », Gilgamesh prend la route pour rejoindre « son aïeul Outa-Napishtim / le seul survivant du déluge / [...] afin de découvrir auprès de lui le secret de la vie éternelle ». Auprès de chaque personnage qu’il rencontre, il se plaint d’avoir perdu « Enkidou, mon ami, mon compagnon / celui que j’ai aimé d’amour si fort ». Sidouri la cabaretière lui conseille plutôt de s’abandonner à la condition mortelle : « flatte l’enfant qui te tient par la main / réjouis l’épouse qui est dans tes bras ». Gilgamesh poursuit son chemin jusqu’à Outa-Napishtim, à qui il fait raconter le déluge, la matrice des versions biblique, latine et coranique. L’aïeul lui confie une plante d’immortalité, laquelle est dévorée par un serpent sur le chemin du retour.

Intérêt pédagogique

En classe de sixième ou de cinquième, est-il utile de souligner les ressources d’un tel texte ? Études comparées d’extraits d’épopées, de textes religieux ou de chansons de gestes. Comparaisons des lamentations avec celles de David sur Jonathan (2 Samuel 1 26), groupement de textes sur le thème du Déluge, ou de la perte de l’immortalité par le serpent... L’imagination des jeunes lecteurs évidemment s’ébranlera toute seule, car il est bien évident que, comme pour L’Iliade ou L’Odyssée, les mots « gay » ou « bisexuel » ne faisaient pas partie du vocabulaire assyrien, mais la chose, si l’on veut bien lire le texte, faisait partie de la vie courante, n’en déplaise aux révisionnistes de tout poil et de toutes religions ! Il est toujours émouvant de se pencher sur la matrice de toute histoire d’amour et de mort, et de constater que cette matrice est bigrement altersexuelle ! Voir par exemple La danse du coucou, d’Aidan Chambers, qui cite les lamentations de David.

Versions édulcorées

Une version de l’épopée existe, joliment et nunuchement racontée et illustrée par Ludmila Zeman. Publiée en 1992 au Canada sous la marque Toundra, puis en France sous la marque Grandir. Elle compte deux ou trois volumes : Le Roi Gilgamesh, La revanche d’Ishtar, etc. La « courtisane » ou « prostituée » devient une « chanteuse », elle embrasse chastement Enkidou comme une princesse de conte de fée, tandis que les étreintes de nos deux héros sont désexualisées au possible. On s’amusera à peine d’un lapsus de l’édulconteuse : « Chaque nuit, jusqu’à leur destination, Enkidou réconforta Gilgamesh ». Cela ne veut pas dire que certains adolescents ne puissent être sensibles à cette amitié virile, ou au moins aux jolis dessins de l’étreinte des héros ou de la lamentation sur le corps d’Enkidou, mais vraiment, Gilgamesh mérite mieux. À noter que l’ouvrage a bénéficié de subventions gouvernementales canadiennes et québécoises.

Gwenn de Bonneval & Frantz Duchazeau sont les auteurs de Gilgamesh, Tome 1, Le Tyran ; Tome 2, Le Sage, publié en 2004 et 2005 chez Dargaud. Les dessins sont jolis, mais là encore, l’hétérosexualité latente est gonflée à outrance, Gilgamesh a toujours les bras pleins de courtisanes, de la première image du tome 1 à la dernière du tome 2, tandis que l’homosexualité latente est gommée au maximum, l’épisode du rêve de la hache par exemple. « Alors comme une fiancée / il couvre le visage de son ami » devient « Gilgamesh voilà le visage de son ami comme pour une fiancée », ce qui change tout. Les auteurs n’ont pas su se départir d’une lecture déformée par la civilisation moderne occidentale. Cela va jusqu’au ridicule dans les nombreuses scènes de lits. Nos ancêtres Mésopotamiens avaient donc, si l’on en croit nos auteurs, des lits semblables aux nôtres, capables de porter un mâle puissamment viril et trois ou quatre courtisanes.

Lionel Labosse.