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Y a-t-il une guerre des sexes chez les ados ?

jeudi 29 août 2002, par Lionel 3

LA JOURNEE DE LA JUPE
Y a-t-il une guerre des sexes chez les ados ?

Enseignants et chercheurs s’alarment d’une dégradation des relations garçons-filles. En cause, des clichés sexistes et une ségrégation sociale qui pousse à surjouer la virilité.

"On n’a pas besoin d’aller jusqu’aux coups, une blague sexiste est déjà une violence." SYLVIA DI-LUZIO, SOCIOLOGUE

"On a longtemps mis l’accent sur les filles sans accompagner l’évolution des garçons." NICOLE GUENNEUGUÈS, CHARGÉE DE MISSION ÉGALITÉ FILLES-GARÇONS À RENNES


C’est un pétage de plombs qui marque les esprits. Dans La Journée de la jupe, un téléfilm de Jean-Paul Lilienfeld diffusé vendredi 20 mars sur Arte, Isabelle Adjani incarne Sonia Bergerac, une professeure de français qui enseigne dans un collège difficile. L’agressivité des élèves, les insultes sexistes, la violence font partie de son quotidien. Jusqu’à l’humiliation de trop, la peur de trop. Après avoir trouvé un revolver dans le sac du caïd de la classe, Sonia Bergerac prend en otages une quinzaine de collégiens. Sa revendication ? L’instauration par le ministre de l’Éducation nationale d’une Journée de la jupe, autrement dit « un jour où l’Etat affirme : on peut mettre une jupe sans être une pute »... Il s’agit d’une fiction. Mais est-elle si éloignée de la réalité ? « C’est dur d’être une fille aujourd’hui », avoue Sarah Douali, l’une des jeunes comédiennes.
Depuis quelques années, de nombreux enseignants, directeurs d’établissements scolaires, conseillers principaux d’éducation, militants associatifs et chercheurs constatent le même phénomène : les relations entre les garçons et les filles, jamais faciles à l’adolescence, se sont dégradées.
Après des décennies de combat féministe et trente-quatre ans de mixité scolaire, il faudrait donc encore s’interroger sur la possibilité de vivre en bonne intelligence, sans rapports de force systématiques. Assistons-nous à une régression des droits des femmes, ou notre plus grande intolérance vis-à-vis du sexisme nous rend-elle plus attentifs à ses manifestations ? Difficile à dire, mais le phénomène est préoccupant. Et particulièrement visible dans les quartiers défavorisés, où des termes aussi délicats que « salope », « chiennasse » ou, un must, « elle est bonne » sont couramment employés.

Comme le rappelle la sociologue Isabelle Clair, auteure des Jeunes et l’amour dans les cités (1), les filles des quartiers se classent en deux catégories : les « bien » - celles qui restent à la maison, qui ne couchent pas - et les « putes ». « Même si elle n’a "rien fait", sexuellement parlant, il suffit qu’une adolescente porte une minijupe, qu’elle ne soit pas dans les codes de la discrétion sexuelle, pour qu’elle ne soit pas "bien". » Les autres filles ne sont d’ailleurs pas les dernières à relayer les « réputations », forcément mauvaises. Ni à reprocher à la victime d’un viol de l’avoir « bien cherché »... Conséquence : les adolescentes dissimulent leur féminité, voire, selon Isabelle Clair, « se virilisent pour écarter le stigmate d’être femme ». De leur côté, les garçons « ont tendance à renforcer leur identification aux rôles masculins », note Didier Lapeyronnie, professeur de sociologie à la Sorbonne. Avec cette obsession de la virilité, « l’idée de se promener amicalement avec une copine n’est ni pensable ni possible, parce que ça engendre forcément de la violence et des moqueries ».

Dans le même temps, les filles se protègent des garçons en les tenant à distance ou en les ignorant. Exemple, parmi d’autres, au collège Montbarrot-Malifeu, de Rennes. « Nous avons très peu de couples parmi les élèves, constate la principale adjointe, Isabelle Henry-Lé Penven. Garçons et filles évitent soigneusement de se montrer ensemble. » La mixité disparaît ainsi de l’espace public. « Quand j’étais ado, dans ma cité de Créteil, se souvient le réalisateur Jean-Paul Lilienfeld, on se retrouvait avec les copines dans une cour discrète pour s’embrasser en cachette des adultes.

Trente ans après, cette cour est surnommée le "chemin des garçons". Plus aucune fille n’y met les pieds. » Pourquoi tant de méfiance et d’incompréhension ? Il serait un peu facile d’incriminer la seule influence de l’islam dans les banlieues. « Les garçons des cités ne sont pas culturellement ni génétiquement programmés pour être violents. Et le patriarcat n’est pas une spécialité musulmane », rappelle Nacira Guénif-Souilamas, qui a dénoncé la stigmatisation des jeunes d’origine maghrébine dans Les Féministes et le garçon arabe (2). Le problème, développe Didier Lapeyronnie dans Ghetto urbain (3), vient plutôt de la « ségrégation sociale » de quartiers ghettoïsés où les jeunes, surtout les garçons, sont victimes plus qu’ailleurs du chômage et de la discrimination raciale, et n’ont guère d’autre choix que de s’enfermer dans une identité masculine rigidifiée. Or, comme le remarque Isabelle Clair, « tout ce qui entraîne une mise en danger de la virilité pousse vers des comportements violents ». Ces demoiselles ont aussi le « tort » de mieux réussir à l’école. De quoi contribuer au rejet du féminin. Les garçons en difficulté scolaire ont tendance à vouloir montrer qu’ils sont « quand même les plus forts en bousculant, en agressant physiquement, voire sexuellement », argumente Jean-Louis Auduc, directeur adjoint de l’IUFM de Créteil (4).

Attention, cependant, aux généralités. Les cités n’ont pas le monopole des comportements agressifs. « Ça nous rassure peut-être dépenser que ça n’arrive que là-bas quand on n’y habite pas, et notamment quand on est une femme, avertit Isabelle Clair. Mais les violences sexistes, même si elles prennent des formes différentes, sont bien partagées. Partout. » On manque de chiffres pour évaluer l’ampleur du problème, mais pas d’observations concrètes. La sociologue Sylvia Di-Luzio a mené une étude dans deux collèges « moyens » de Toulouse, ni huppés ni classés ZEP, situés l’un en centre-ville, l’autre à la périphérie. Si les violences les plus visibles s’y exerçaient entre garçons, elle a relevé, envers les filles, des insultes de l’ordre du dénigrement physique ou à caractère sexuel, et des gestes déplacés et/ou agressifs. « II s’agit d’un système présent dans la tête de tout le monde, quels que soient le niveau social, l’origine, la culture, la religion, estime Sylvia Di-Luzio. On n’a pas besoin d’aller jusqu’aux coups, une blague sexiste est déjà une violence. Le problème, c’est quand les filles elles-mêmes ne se rendent pas compte que se faire traiter de salope ou se retrouver avec une main aux fesses n’est ni normal ni tolérable. » Sur n’importe quel lieu de travail, on qualifierait cela de harcèlement sexuel, et on le réprimerait.

En milieu scolaire, le phénomène est d’autant plus rarement sanctionné qu’il faudrait une vigilance constante pour ne rien laisser passer, et qu’il n’y a pas consensus, dans la communauté éducative, sur ce qui est acceptable ou pas. Il faudrait une prise de conscience, comme celle qui a entraîné la création, en 2006, d’une... Journée de la jupe et du respect, analogue à celle que réclame Sonia Bergerac dans le téléfilm. Une initiative qui n’est pas partie d’un collège de ZEP en crise, mais d’un lycée agricole privé breton, l’Ipssa d’Etrelles. Il ne s’y passait rien de spectaculaire, mais un atelier de travail avec l’animateur Thomas Guiheneuc, de l’association Liberté couleurs, a mis au jour le mal-être des filles face aux remarques blessantes de leurs condisciples masculins. Dix-sept élèves ont organisé dans la foulée, toujours avec Liberté couleurs, une journée de sensibilisation qui a fait tache d’huile. Ce qui s’appelle désormais le Printemps de la jupe et du respect débute le 16 mars sa troisième édition. Animations, débats, spectacles, créations d’affiches ou d’autres supports d’expression, tout émane des jeunes, les adultes n’apportant que leur soutien moral, financier et logistique. Le Printemps 2009 impliquera jusqu’au 3 avril vingt-sept structures (contre sept en 2007) accueillant des jeunes (collèges, lycées, foyers de jeunes travailleurs...) issus de tous les milieux sociaux. « Dans certains établissements, les insultes font partie du quotidien ; dans d’autres, qui se trouvent à peine 400 mètres plus loin, les garçons ne se reconnaissent pas du tout dans ces représentations sexistes », note Thomas Guiheneuc. Au point de se montrer parfois, lors des échanges, plus progressistes que les filles. Comme dans le téléfilm, l’intitulé de l’opération n’est pas toujours bien compris... par les adultes. La jupe comme symbole d’émancipation féminine, voilà de quoi faire hoqueter d’indignation toutes celles qui se sont battues pour avoir droit de porter un pantalon ! « Il ne faut pas rester au premier degré, oppose Nicole Guenneuguès, chargée de mission égalité filles-garçons pour l’académie de Rennes. Ce que les filles ont exprimé, dans ce lycée, c’est : "je ne peux pas mettre une jupe sans me faire insulter". Il faut accepter départir des mots et du vécu des jeunes. Ce qui est troublant, c’est qu’on en est toujours à contrôler ce que peuvent ou ne peuvent pas porter les femmes. » La jupe n’est, au fond, qu’un prétexte pour mettre les non-dits sur le tapis, et obliger ceux que Thomas Guiheneuc appelle la « majorité silencieuse » à prendre position : « Les filles qui mettent une jupe entendent les critiques d’une minorité de grandes gueules. Le collectif n’est pas forcément d’accord, mais s’il ne réagit pas, elles pensent "qui ne dit mot consent". » Parler, discuter, lever les tabous, voilà ce qu’il convient de faire. Il ne s’agit pas de sonner le tocsin : la puberté a toujours été une zone de tensions identitaires et sexuelles, beaucoup de ceux qui la traversent y survivent plutôt bien, et l’éducation comme les modèles parentaux jouent leurs rôles dans l’équilibre des relations entre les sexes. Mais personne n’est à l’abri d’un dérapage des comportements. « Chez les adolescents des classes plus favorisées, il n’y a pas de montée de la violence. La généralisation de la culture porno est sans douteplus pertinente pour expliquer l’essor du sexisme chez eux », observe ainsi la sociologue Marie Duru-Bellat, auteure de L’Ecole des filles (5).

L’Education nationale ne fait pas le dos rond ; la prévention des violences sexistes et homophobes figure en toutes lettres parmi ses missions, au même titre, depuis 2000, que l’éducation à l’égalité des sexes. De nombreuses études ont montré que la mixité ne garantit rien dans ce domaine, que la plupart des enseignants s’adressent différemment aux filles et aux garçons, qu’ils cultivent inconsciemment des stéréotypes poussiéreux (elles seraient travailleuses et disciplinées, ils seraient créatifs et spontanés ; ils excellent forcément en maths, elles cartonnent bien sûr en français...), que l’orientation scolaire et professionnelle des unes et des autres se détermine toujours selon les mêmes vieux schémas de la domination masculine (ils auront besoin d’une profession rémunératrice, elles devront rester disponibles pour leur famille)...

Ce constat dépasse La Journée de la jupe. Mais il n’est pas hors sujet. Les violences sexistes et les clichés sclérosants entretiennent de concert un système dépassé, qui empêche les filles comme les garçons de faire leurs propres choix et bloque tout réel progrès dans la répartition des rôles sociaux. Personne ne peut s’en satisfaire. Or, même si elle est prévue par les textes, la formation du personnel éducatif à une meilleure prise en compte de l’égalité entre les sexes n’est pas jugée prioritaire au regard des nombreuses missions déjà attribuées à l’école. Les académies sont inégalement mobilisées sur la question. L’éducation à la sexualité, qui pourrait être une excellente occasion de libérer la parole des adolescent(e)s et de questionner leurs représentations, ne va pas toujours au-delà de la simple rubrique contraception-sida-MST dans le cours de SVT (sciences de la vie et de la terre).

L’apaisement des tensions et le rééquilibrage des relations entre les sexes profiteraient pourtant à tout le monde. Le modèle viriliste est épuisant pour les garçons, coincés dedans et obligés de s’y conformer, alors que les filles peuvent jouer avec leur identité. « On a longtemps mis l’accent sur les filles qui doivent oser, dit Nicole Guenneuguès. Mais on n’a pas essayé d’accompagner l’évolution des garçons, alors qu’eux aussi peuvent gagner à cette transformation, en ayant plus tard des vies plus équilibrées, où ils pourront davantage s’occuper de leurs enfants. » Et rendre inutile la Journée de la jupe !

• SOPHIE BOURDAiS ET SAMUEL DOUHAIRE (1) Ed. Armand Colin. (2) Coécrit avec Eric Macé, éd. de l’Aube. (3) Ed. Robert Laffont (4) Voir le lien http://www. cafepedagogique.net/lexpresso/ Pages/130307FillesetgarconsSystEducFr. aspx (5) Ed. L’Harmattan.