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Réflexions historiques sur la virilité

mardi 7 août 2012, par Andy

 Tout le monde croit savoir ce qu’« être viril » veut dire. Vous montrez pourtant que c’est une valeur fluctuante à travers l’Histoire...

 En travaillant sur notre précédent livre, Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et moi-même avions bien senti que certaines valeurs liées au corps avaient évolué à travers les siècles - en particulier la virilité. Par exemple, de nouvelles exigences se sont imposées, à partir du XVIe siècle, à l’idée du « masculin » : la courtoisie, le respect de l’étiquette ou la délicatesse, qui allaient à l’encontre de la virilité traditionnelle. Il fallait donc creuser l’histoire de cette « valeur », car c’est elle qui est contestée à travers les siècles, et non la masculinité (le fait d’avoir des traits masculins) qui, elle, reste stable.

Pendant l’Antiquité, masculinité et virilité semblent indéfectiblement liées... (...) Liées mais distinctes : dès cette époque, vous croisez en effet deux catégories de citoyens chez les Spartiates, comme le montre l’historien Maurice Sartre : les hommes « vrais », et ceux qu’on appelle alors les « trembleurs ».

La virilité est donc déjà une idée à part et centrale, et la réputation d’homme viril se mérite. Ainsi, un homme sera ostracisé parce qu’il a cédé lors d’un combat : il est considéré comme un « trembleur ». Mais il peut se racheter lors d’un autre affrontement, donc récupérer sa réputation de virilité. L’important, chez les Grecs comme chez les Romains, c’est que la formation du viril passe par l’acceptation d’une domination, notamment sexuelle : la virilité consiste à satisfaire son désir et, chez Socrate, se faire sodomiser est pour les garçons un rituel initiatique leur permettant d’accéder à la virilité. (...)

Une rupture se produit au Moyen Age : l’Eglise catholique interdit la sodomie, et l’importance donnée au sexe dans la construction de la virilité s’efface au bénéfice d’une nouvelle incarnation de la domination : le cheval, l’armure, la lance, etc. Même si elle reste une valeur très forte à travers les âges, la virilité connaît donc de profondes variations dans ses manifestations culturelles et sociales.

Dans Le Livre du courtisan (1528) du diplomate italien Baldassare Castiglione (1478-1529), ou encore chez l’écrivain Brantôme (1535-1614), l’idée apparaît que pour faire preuve d’élégance dans le maniement des armes nouvelles il faut avoir un corps plus léger et plus délié. On s’éloigne de la violence médiévale : le roi d’Angleterre Jacques Ier conseille ainsi à son fils de ne plus participer aux jeux dangereux comme le tournoi. En revanche, dit-il, il faut maîtriser son cheval et dominer sa femme... La peinture marque aussi cette évolution des « exigences » de la virilité. Le portrait de Charles Quint à la bataille de Mûhlberg, par Titien (1548), en dessine les attributs : armure, cheval qui amorce un galop, lance et regard porté vers le lointain... Ceux de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud, en revanche, représentent le roi en linge fin, jabot, perruque : il a l’air beaucoup plus efféminé, mais le regard traduit une virilité politique.

Montaigne observe bien toutes ces évolutions de la virilité et... semble s’en inquiéter ! Lui aussi est pourtant favorable à ce que certaines violences de la virilité « à l’ancienne » disparaissent. Entre 1565 et 1590, il écrit déjà contre le duel alors que les édits interdisant ce dernier ne seront publiés qu’en 1625. En même temps, dans ses Essais, il considère les armes nouvelles comme des armes de femme. Il est vrai que les courtisans qui s’affrontent à l’escrime donnent l’impression de danser. Mais il y a plus : dans ses réflexions sur les modèles de virilité, tirées de ses lectures de récits de voyage, Montaigne voit dans « le sauvage » un type d’homme spécifiquement viril. C’est l’un des premiers philosophes à dire que l’on ne doit pas considérer les sauvages comme des enfants, qu’ils ont leur noblesse particulière et une force sans doute supérieure à la nôtre. Bref, qu’on pourrait apprendre d’eux. Le corps amérindien fascine, même si, pour beaucoup d’auteurs, il n’entre ni dans les cadres fixés par la religion - c’est un homme sans Dieu -, ni dans les règles de comportement occidentales.

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Au siècle des Lumières, la virilité est pour la première fois remise en cause, avec une véritable originalité. On commence à mettre en doute la puissance patriarcale, celle que l’on observait à Sparte ou du temps des chevaliers, qui exigeait une obéissance totale. Au XVIIIe siècle, la figure du père, autorité naturelle, devient celle du tyran. On s’interroge sur la manière dont la société veut imposer ses codes, on pose la question de l’égalité : pourquoi, par exemple, continuer de traiter la femme comme un être inférieur ? Chez beaucoup d’auteurs, c’est vrai, elle reste d’abord faite pour féconder, et dans les nouvelles manières de décrire l’anatomie on pose que le dispositif de fécondation entraîne inévitablement des différences radicales...

Pourtant, dans les salons, les femmes s’imposent et dominent par la conversation (comme Mme Du Deffand), même si cette émergence du « moi féminin » est aussitôt étouffée par de nouvelles règles sociales, comme ces robes fermées, très serrées... dont certains auteurs incitent d’ailleurs les femmes à s’affranchir. Alain Corbin souligne l’importance au XIXe siècle des lieux de « l’entre-soi » réservés aux hommes : pensionnat, caserne, estaminet ou bordel. Est-ce le siècle de la virilité absolue ? Après les remises en cause que l’on vient de voir, le XIXe siècle s’ouvre sur une virilité « en majesté ». Les différences anatomiques entre hommes et femmes déterminent toujours la fonction de chacun : la femme élève des enfants, l’homme affronte le dehors et fait de la politique.

Être viril, en ce siècle de l’armée et de l’industrie, c’est combattre et aussi entreprendre. Cette nouvelle inflexion a des effets repérables jusque dans l’espace et l’environnement : l’extension industrielle redistribue la physionomie de la ville et du paysage. Enfin, le colonialisme incarne cette idée que l’Occident doit dominer les autres civilisations. La défaite de 1870 va réarmer les imaginaires, et produire des clubs de gymnastique où il s’agira de renforcer les corps pour aller vers l’affrontement.

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Musset ou les romantiques ne semblent pourtant pas adhérer à cette virilité absolue... Le XIXe a un versant héroïque - celui du militaire ou du savant (Pasteur) - mais présente aussi un versant plus sombre, où des écrivains comme Musset ou Vigny semblent égarés dans les bouleversements historiques et politiques qui les entourent. L’idée d’impuissance s’insinue, avec le sentiment que la société peut régresser, car les villes sont submergées par l’exode des campagnes, et rongées par les problèmes d’alcoolisme et de prostitution, comme dans les romans de Zola. Ce courant souterrain alimente tout au long du XIXe siècle la réflexion sur la dégénérescence et s’exprime aussi bien dans la littérature que dans les discours veillant aux bonnes mœurs. (...) La guerre de 1914-1918 modifie la symbolique du combattant : on passe du corps debout au corps couché et terrifié sous les bombardements. Les valeurs restent, mais les schémas de domination de l’homme sur la femme changent : dans le travail comme dans le sport, celle-ci a en effet su prendre des places jusqu’alors réservées aux hommes.

Pourtant, Pierre de Coubertin évacue volontiers les femmes du sport au motif qu’elles sont inaptes à des activités viriles... Oui, mais les femmes se rebiffent : avant, elles avaient des chairs, désormais elles ont du muscle, comme en témoigne la Fête du muscle, qu’elles organisent en 1919, aux Tuileries. Dans Le Blé en herbe (1923), de Colette, le personnage de Vinca est à la fois tonique, bronzé et musclé. Autre exemple : quand, pour le périodique sportif La Vie au grand air, on lui demande comment elle réussit si bien, Suzanne Lenglen, première Française victorieuse à Wimbledon, en 1919, répond que, déçue par le jeu des femmes, elle s’est entraînée pour apprendre à jouer comme les hommes.

Les qualités qui fondent l’idée de virilité deviennent ainsi partagées par les deux sexes. N’est-ce pas précisément dans le sport que les repères de la virilité sont le plus brouillés ? (...)

Au début du Tour de France, vers 1904, les journalistes qualifient les coureurs de « sangliers » ou de « bêtes de combat ». Vingt ans plus tard, le journaliftuto évoque « la vitesse du lévrier » d’Henri Pélissier, le vainqueur du Tour en 1922. Dans les années 1960, avec Anquetil, le coureur sera fin et élégant. La diversité des qualités liées à la virilité existe toujours - les lourds, les légers, etc. -et ces qualités se croisent à l’intérieur de chaque sexe : on a dit de Jeannie Longo qu’elle était macho, et le footballeur

David Beckham a ouvert l’ère des « métrosexuels ». Hommes et femmes peuvent ainsi revendiquer des qualités équivalentes. En fait, c’est toute l’assise sociale traditionnelle de la virilité qui a changé : le travail à l’usine ou aux champs fondait la représentation du travail viril. Aujourd’hui, l’effritement des socles professionnels traditionnels et le développement du secteur tertiaire redistribuent les rôles, hommes et femmes occupant souvent les mêmes fonctions. Ce qu’il importe de retenir, c’est que la virilité a toujours été en position de fragilité, même si, lors des grandes ruptures, certains repères du passé ont perduré.

On peut ainsi s’interroger, comme Jean-Jacques Courtine, sur le culte du muscle viril aux États-Unis, où le bodybuilding règne partout, engendrant un marché de l’entretien du corps considérable. Ce culte de la virilité, présent au cœur des années 1930 et de la Grande Dépression, a été relayé dans les années 1970 par le muscle patriote, à l’image de Sylvester Stallone ou d’Arnold Schwarzenegger. Mais aujourd’hui, la poursuite de ce mythe de toute-puissance physique est d’abord le symptôme de virilités qui se cherchent. Nous sommes en pleine Coupe du monde de rugby, sport viril par excellence : le rugby, dernier refuge de la virilité ? Sport d’affrontement autant que d’évitement, le rugby est effectivement le cœur de la virilité. Mais certains commentateurs parlent de « rugby trop viril » pour condamner certaines phases de jeu. Preuve que, même au rugby, une certaine idée de la virilité est parfois remise en cause.

PROPOS RECUEILLIS PAR GILLES HEURE, ENTRETIEN AVEC GEORGES VIGARELLO (historien, directeur d’études à l’EHESS)

Post-Scriptum
Extraits de TÉLÉRAMA, OCTOBRE 2011