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L’évolution des valeurs en Europe

dimanche 25 août 2002, par Andy

Louis CHAUVEL Chercheur à l’Observatoire français des conjonctures économiques et membre associé à l’Observatoire sociologique du changement (Fondation nationale des sciences politiques). Une vaste enquête a mis au jour les valeurs que partagent les Européens. Mais elle révèle aussi de persistantes différences entre le Nord et le Sud de l’Europe, liées à l’héritage culturel et religieux.


Extrait.
Malgré le fond religieux, culturel et politique commun à l’Europe occidentale (le Nouveau Testament, une certaine conception de la propriété, de la démocratie, de la citoyenneté...), les Portugais, les Scandinaves, les Irlandais et les autres peuples européens ont des systèmes de valeurs fort hétérogènes. D’un bout à l’autre du Vieux continent, les représentations du monde, les aspirations et les choix collectifs diffèrent, de même que les opinions sur ce qui est juste et injuste, souhaitable ou détestable. L’histoire spécifique de chaque nation, la place millénaire de la chrétienté romaine, la Réforme, les révolutions socio-économiques des siècles derniers, les différences de conditions de vie, la diversité des langues... ont contribué à forger au cours des siècles des référents moraux variés et distincts. Religiosité et sécularisation La religion est le premier aspect par lequel les Européens se distinguent : Sud catholique/ Nord protestant est la première ligne de clivage à laquelle, en Europe, nous songeons spontanément. Ce n’est pas la seule, plus important est le développement d’un courant de sécularisation, particulièrement avancé en France et aux Pays-Bas, mais extrêmement rapide, aussi, parmi les nouvelles générations espagnoles, allemandes et du nord de l’Italie, en retard dans le Mezzogiorno, la Sicile, l’Extrémadure, le nord du Portugal. Cette sécularisation se définit par la disparition des référents religieux traditionnels et la moindre soumission aux normes d’antan prônées par les institutions ecclésiales. Parmi les dimensions du christianisme, la soumission à des principes normatifs édictés par les autorités religieuses est celle qui a largement imprégné les cultures européennes (1), plus encore de tradition catholique que de tradition protestante. Elle tend aujourd’hui à être remise en cause. Cette remise en cause, c’est ce « tournant axial » dont parle Yves Lambert (2) : la socialisation des plus jeunes au christianisme traditionnel décline dans la plupart des pays et, de façon presque systématique, les générations nouvelles paraissent toujours plus sécularisées et éloignées des référents de leurs aînées. Cette évolution est spécifique à l’Europe. Aux Etats-Unis, de façon stable et sans aucune distinction entre les générations, 50 % de k population déclare fréquenter mensuellement les lieux de cultes, contre 32 % dans l’ex-Europe des neuf (50 % chez les plus de soixante-cinq ans et 20 % chez les moins de trente ans). Il n’existe guère non plus de gap générationnels aux Etats-Unis dans l’insoumission aux valeurs traditionnelles. La sécularisation est une mutation qui dépasse cependant la simple sphère religieuse : elle englobe le système d’interdits traditionnellement associé au christianisme. Pour ne citer qu’un exemple, croyance en Dieu et refus de l’homosexualité vont de pair, et le déclin de l’une accompagne la baisse de l’autre (voir graphe n° 1). H en va de même pour la valorisation de la monogamie et de la fidélité, la non-maîtrise des naissances, la réprobation et la répression des déviances et larcins, l’obéissance des enfants, le respect en toute circonstance des parents, la soumission et l’appel à plus d’autorité, etc. Il s’agit d’une transition massive qui se lit dans tous les pays d’Europe avec une polarisation entre les tenants de la tradition et les « modernes » (3). On ne sait guère jusqu’où ce mouvement pourrait conduire : vers l’émergence de nouveaux codes de conduite, vers leur diversification, ou vers une perpétuelle instabilité des référents moraux. D’autres tendances peuvent néanmoins être dégagées : la montée du post-matérialisme, le développement de l’individualisme et de la permissivité. .. La notion de « post-matérialisme » prolonge la théorie de la hiérarchie des besoins du psychologue Abraham Maslow(4) : les besoins des individus seraient hiérarchisés, depuis les besoins d’ordre inférieur, comme les besoins physiologiques ou de sécurité, jusqu’aux plus élevés, d’ordre esthétique, entre lesquels et par ordre croissant d’élaboration, on trouve les besoins de stimulation, d’appartenance, d’affection, d’estime de soi, d’accomplissement personnel, et d’« actualisation de ses potentialités intellectuelles ». Ronald Inglehart(5), en suivant cette idée, a élaboré une échelle, dite de « postmatérialisme » dont la grille de lecture est la suivante : les anciennes générations, qui ont connu la récession des années 30 et la guerre, qui furent socialisées dans un contexte de privation matérielle, valorisent plus la satisfaction des besoins inférieurs de Maslow, en premier lieu la croissance économique et la sécurité ; de ce fait, ils seraient plus favorables à des choix collectifs tels que « maintenir l’ordre dans le pays » et « combattre la hausse des prix ». Les valeurs post-matérialistes Les nouvelles générations, ayant bénéficié, quant à elles, de la croissance économique, sont censées développer des besoins supérieurs et donc accorder leur préférence aux deux autres choix suivants : « augmenter la participation des citoyens aux décisions du gouvernement » et « garantir la liberté d’expressio ». Cette hypothèse est confirmée par les résultats de l’enquête menée par Inglehart à partir d’une analyse de l’évolution des valeurs de dix cohortes générationnelles sur vingt ans, dans six pays européens : les « besoins inférieurs » (maintien de l’ordre dans le pays, lutte contre k hausse des prix) tendent à décliner au profit des « besoins supérieurs » (participation des citoyens aux décisions des citoyens, garantie de la liberté d’expression) (6). Comme pour k sécularisation, le principal ressort de l’évolution du postmatérialisme tient à la succession des générations. A une date donnée, et de façon stable dans le temps, les aînés sont systématiquement plus matérialistes que leurs cadets. Mécaniquement, le remplacement d’année en année des uns par les autres doit entraîner, pour reprendre l’expression d’Inglehart, une « transition culturelle », vers une moindre valorisation du « sécuritarisme » économique et politique et un plus grand intérêt pour la participation politique et la liberté d’expression. Succession des générations et changement social L’importance du facteur générationnel explique la lenteur des changements qui affectent les valeurs ; il n’empêche pas cependant leur quasi irréversibilité. L’évolution des valeurs ressemble en quelque sorte à une vague de fond que ni les difficultés économiques, ni les fluctuations idéologiques ne semblent pouvoir remettre en cause, en tous cas pour la majorité de la population. Pourquoi ces changements sont-ils toutefois plus profonds en Europe qu’aux Etats-Unis ? On peut avancer l’hypothèse selon laquelle c’est une conséquence de la quasi stagnation du système d’enseignement aux Etats-Unis. Celui-ci a en effet cessé sa démocratisation depuis près de quarante ans ; les générations qui se succèdent en sortent depuis avec le même niveau d’éducation que leurs parents. Les systèmes d’enseignement européens ont connu en revanche un essor continu depuis la Seconde Guerre mondiale. De ce fait, alors qu’aux Etats-Unis, le niveau culturel des enfants est généralement équivalent à celui de leurs parents, en Europe, il lui est presque systématiquement supérieur. Or, l’élévation du niveau culturel suscite deux effets : une prise de conscience de soi, d’une part, une propension à plus de réflexion critique sur la société, d’autre part. Ces effets sont propices à une remise en cause du milieu traditionnel de socialisation et au rejet des modèles des générations antérieures. Ce moteur du changement social a peu de chance d’être remis en cause, eu égard aux progrès de la scolarisation au sein des dernières générations. La croissance des inégalités économiques et sociales entre les générations, à la défaveur des plus jeunes, k prolongation de k résidence au domicile des parents, la venue à l’âge adulte de générations creuses, et l’affaiblissement des conflits idéologiques classiques, qui vont dans le sens d’une moindre participation des jeunes à des organisations partisanes ou syndicales, ne sont pourtant pas des évolutions de nature à retourner cette tendance. Au contraire, les motifs de prise de distance aux normes et aux principes imposés de l’extérieur ne font que croître. Deux aspects de l’individualisme Une autre facette du changement des valeurs réside dans le développement de l’individualisme. Par individualisme, il faut entendre le principe qui érige l’individu comme valeur en soi et comme être autonome dont l’accomplissement doit être la finalité de la société. En d’autres termes, l’individualisme signifie k sortie d’une société où l’homme est réduit à l’incarnation de son rôle social, auquel il doit se soumettre ; c’est le holisme traditionnel (du grec bolon, tout), où ego est soumis à k collectivité. Comme l’a montré Etienne Schweisguth (7), l’individualisme présente en Europe deux facettes : le particulariste et l’universaliste. Le premier est le plus proche de ce que l’on entend par égoïsme : l’ego prime sur l’alter, la libération de soi et la satisfaction des désirs personnels sur toute autre considération. Le second individualisme est animé d’un autre principe, celui de l’entière reconnaissance de la liberté individuelle, sous réserve que les actes qui en découlent puissent être généralisés à tous les autres individus sans nuire au bien commun. A la différence de l’individualisme particulariste, l’individualisme universaliste se fixe une limite qui réside dans la reconnaissance d’autrui et de sa liberté. Pour Etienne Schweisguth, c’est cet individualisme qui représente « la philosophie officielle de nos sociétés européennes, celle dont théoriquement découle toute notre organisation ». L’analyse des évolutions entre 1981 et 1990 de douze indicateurs de « permissivité », c’est-à-dire de tolérance à l’égard de différents manquements condamnés ou simplement réprouvés par les systèmes de valeurs traditionnelles (recel, pots de vin, homosexualité, divorce...) montre l’adéquation de cette grille de lecture. D’abord, en mettant en évidence la distinction entre les actes qui n’engagent que la liberté personnelle dans ce qu’elle a de plus privé (divorce, homosexualité), et les actes qui ont pour conséquence une nuisance à un aller singulier (vol, recel,...) ou pluriel (pots de vin, fraude dans les transports publics), Schweisguth montre le développement simultané des deux (Source : EVS.) modèles de l’individualisme à la défaveur du système de valeurs traditionnelles. Il ne s’agit donc pas du déclin de l’altruisme au profit de l’égoïsme, comme il est souvent dit, mais bien d’une sortie généralisée du carcan des normes traditionnelles. Encore une fois, cette sortie est manifestement portée par le renouvellement générationnel, mais aussi par les progrès de l’enseignement - l’individualisme universaliste étant plus développé chez les mieux dotés sco-lairement. La grille de lecture proposée par Schweisguth permet ensuite de comprendre la grande distinction entre le Sud latin - mais aussi l’Allemagne - et le Nord Scandinave : les actes d’incivisme sont injustifiables pour les Scandinaves, alors que la permissivité sexuelle, qui n’engage en définitive que l’individu et son partenaire dans leurs choix privés, y est importante (voir graphe n° 2). Dans les pays latins, les actes inciviques sont ; contraire mieux tolérés que les manquemer aux normes sexuelles traditionnelles ; à la limr la pratique de la fraude fiscale est pour le lati un signe d’intelligence... De ce point de vue, France, dont on a vu qu’elle était en avan< dans le processus de sécularisation, est latit elle aussi, c’est-à-dire plus tolérante devant l’i civisme que pour ce qui concerne le dépass ment des normes de la sphère privée. La di tinction entre les sphères d’influenc historique du catholicisme et du protestai tisme semblent ici essentielles. La diversité infranationale : régions et nations Ces observations, sans être totalement d( trompe-l’œil, négligent un fait majeur : ce qt nous considérons souvent comme des entit( homogènes - les nations - sont pour certains éclatées : les pays d’Europe ne forment pas un nation au même degré. Le divorce entr Flamands et Wallons, en Belgique, les tensior italiennes, les revendications basques et cab lanes, mais aussi l’autonomie sereine des Ldndt allemands sont là pour nous le rappeler. La comparaison des valeurs par région perme de constater la forte homogénéité de pay comme la République d’Irlande, les Pays-Bas, 1 France - à laquelle s’ajoute la Wallonie —, 1 Royaume-Uni (malgré son statut d’Etat pluri national), et même l’Allemagne (exceptés le nouveaux Lànder, non couverts par l’enquêt sur les valeurs). En revanche, les péninsule latines (Italie, Espagne, Portugal) sont éclatée entre leurs régions les plus rurales, les plu enclavées, les moins développées économique ment, et les autres régions. Ce clivage majeu provient de l’inégale soumission aux formes tra ditionnelles du catholicisme : par delà les diffé rences nationales, géographiques et linguis tiques, la Sicile, le Mezzogiorno, le nord di Portugal et l’Extrémadure semblent, en effet partager une même culture et former un pay ; virtuel unifié par l’Eglise catholique. A l’opposé d’autres régions d’Espagne et d’Italie (Pays basque, Catalogne, Emilie-Romagne) s’assemblent en un autre groupe de régions très sécularisées. Ainsi, le clivage religieux à l’échelon infranatio-nal est particulièrement intense dans les péninsules latines. Par conséquent, considérer l’Italie, l’Espagne, voire le Portugal, comme une totalité nationale est bien moins pertinent que pour les autres pays (8). Ni convergence, ni divergence La question de la convergence ou de la divergence des pays européens est devenue la question obligée de toute comparaison internationale. Le traité de Maastricht, qui fonde la construction européenne sur l’idée de la convergence des politiques économiques et monétaires, les débats autour de la globalisation et de la mondialisation... expliquent la récurrence de cette interrogation. Si certaines tendances sont, comme on l’a vu, communes à l’ensemble de l’Europe, il n’existe pas pour autant de convergence. Parce qu’ils évoluent parfois au même rythme, les pays conservent leurs distances. Selon la dimension considérée, il y a rapprochement ou écartement. Sur le Vieux continent, les nations et les régions, bien loin de perdre de leur importance se recréent et se réinventent au cours du temps. De ce fait, la question de la convergence et de la divergence semble mal posée : marche commune, certes, mais pas d’aboutissement sur un même objectif.


NOTES (1) Les autres dimensions du christianisme étant : le rapport à l’action sociale et aux œuvres caritatives ; le rapport au transcendant, fondé sur la recherche du sens ; le rapport à la communauté, dont le fondement est la recherche de l’intégration à l’assemblée des coreligionnaires. (2) Y. Lambert, « Vers une ère post-chrétienne ? », Futuribles, n° 200, juillet-août 1995. (3) L. Chauvel, « Les valeurs en Europe, l’érosion des extrémismes », Revue de l’OFCE, n° 43, janvier 1993 ; 0. Galland et Y. Lemel, « La permanence des différences, une comparaison des systèmes de valeur entre pays européens », Futuribles, n= 200, Juillet-août 1995. (4) A. Maslow, Motivation and Personality, Harper and Row, 1954. (5) R. Inglehart, La Transition culturelle, Econo-mica, 1993. (6) L’idée de Ronald Inglehart est féconde mais son indice de postmatérialisme est quelque peu discutable. D’une part, plus que le matérialisme, les deux premiers items (maintenir l’ordre dans le pays et combattre la hausse des prix) expriment respectivement l’attachement à l’autoritarisme et au « sécuritarisme ». D’autre part, l’indice de postmatérialisme défini par Inglehart est sujet à des fluctuations en raison du deuxième item (combattre la hausse des prix), qui varie inversement à l’inflation. Ces remarques n’invalident pas cependant les résultats obtenus par génération. Sur le postmatérialisme et la religion, voir aussi P. Bréchon, « Les valeurs politiques en Europe : effet du contexte national et des attitudes religieuses », Archives des sciences sociales des religions, vol. 41, n° 93, janvier-mars 1996. (7) E. Schweisguth, « La montée des valeurs individualistes », Futuribles, n° 200, juillet-août 1995. (8) Sur cette question des degrés d’identification aux échelles nationale et régionale en Europe, voir L. Chauvel, « Valeurs régionales et nationales en Europe », Futuribles, n° 200, juillet-août 1995.


Post-Scriptum

Extrait de SCIENCES HUMAINES HORS-SÉRIE N° 14 • S E P T E M B R E - 0 C T 0 B R E 1996