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Théorie anthropologique de l’évolution par Francoise Héritier

vendredi 14 août 2015, par phil

Plutôt qu’une théorie, j’expose ici un scénario de la façon, intellectuelle et sociale, par laquelle s’est mise en place l’inégalité entre les hommes et les femmes.

Hommes et femmes sont différents, d’une différence qui est apparue irréductible dès
l’aube de l’humanité pensante — qui nomme et qui classe — et qui était directement perçue par les sens, qu’elle soit anatomique : les uns ont un pénis, les autres une vulve ; ou physiologique : la production d’humeurs corporelles Visiblement autres. Ces différences irréductibles simples nous servent à penser parce que, pour Homosapiens, qui réfléchit sur cette situation, elles sont à l’origine d’un système de classification tout aussi primordial et irréductible, en ce qu’il oppose radicalement le même au différent, la mêmeté à la différence. Nos catégories binaires qui opposent des notions, quantités, valeurs elles aussi apparemment absolues puisque ce qui est chaud n’est pas froid et que l’unique ne
peut être multiple, découlent de cette expérience fondamentale. Dans le monde entier, les systèmes conceptuels et les systèmes langagiers sont fondés sur ces oppositions
binaires, qui opposent des caractères concrets ou abstraits et qui sont marquées toujours du sceau du masculin ou du féminin.

Prenons des catégories courantes dans notre propre langue. le cite, pour chaque binôme, en premier ce qui, dans notre système conceptuel, caractérise le genre masculin, et en second le féminin. Une compréhension commune, rapide et immédiate, confirme cette répartition : chaud ! froid, lourd/léger, dur/mou, actif/ passif, rapide/lent, fort/faible, courageux/peureux, sérieux/frivole, mobile/immobile, etc. ou, pour des catégories plus abstraites : abstrait/concret, théorique/ empirique, rationnel/irrationnel, transcendant/immanent ou même culturel nature. . .

Un système conceptuel universel

Cet arsenal catégoriel universel, marqué du sceau du masculin et du féminin est, de plus,
hiérarchisé en ce que les valeurs portées par le pôle masculin sont considérées comme supérieures à celles portées par l’autre pôle. Cela s’observe dans tous les systèmes conceptuels des différentes sociétés et sans que cela soit fonction d’un contenu supposé constant de la définition propre à chacun des termes du binôme. On peut s’apercevoir que l’affectation de certains binômes au pôle masculin ou au pôle féminin varie selon les sociétés. Mais alors la polarité du supérieur et de l’inférieur change de façon concomitante. Prenons actif et passif : en Europe, l’actif est masculin et le passif est féminin, l’actif étant valorisé ; dans d’autres sociétés, en Inde ou en Chine par exemple, le
passif est masculin et l’actif est féminin. Et c’est alors le passif qui est valorisé. La valorisation ne dépend pas d’une définition « objective » des choses, mais de leur connotation sexuelle.
Pourquoi donc la hiérarchie s’est-elle mise au cœur de ce système binaire de représentation et pourquoi observe-t-on cette domination
conceptuelle du masculin ? Il faut faire appel, pour le comprendre, à un second butoir de la
pensée, le premier butoir étant la confrontation de la pensée au fait que toutes les espèces animales, homme y compris, sont coupées en deux groupes par la même constante de la différence sexuée. Ce deuxième butoir de la pensée consiste en une question à laquelle il fallait fournir une réponse : d’où vient aux femmes un apanage exorbitant et non fondé, à savoir qu’elles reproduisent leur mêmeté (des filles), mais aussi qu’elles produisent des corps différents d’elles-mêmes, des garçons ? Alors que les hommes ne peuvent se reproduire dans leur mêmeté, les femmes ont la capacité incompréhensible de produire des corps différents d’elles-mêmes. C’est, pour l’être humain, un sujet de réflexion qui demande explication et interprétation ; avant la découverte des gamètes (ovules et spermatozoïdes) et de leur rôle réciproque à la fin du XVIIIe siècle, des théories savantes ont expliqué ce mystère en recourant à divers modèles, mais bien avant leur apparition et sur un autre plan, dans de nombreuses sociétés, des mythes expliquèrent à leur manière cette anomalie.

Une incompréhensible faculté féminine

Cette incompréhensible faculté féminine est à l’origine d’un renversement conceptuel majeur qui va donner aux hommes le rôle décisif dans la procréation ; car si seules les femmes sont fécondes et si une autre observation a permis, dès les origines, de constater qu’il ne peut y avoir de grossesse sans rapport sexuel préalable, il s’ensuit que les hommes sont l’élément essentiel qui préside à l’existence même et, parfois, à la détermination du sexe de l’enfant. Si les femmes enfantent du différent, c’est que ce différent a été placé en elles, car elles ne peuvent le faire d’une puissance intime qu’elles n’ont pas. Selon les systèmes locaux de représentation, soit des homuncules existent dans le corps féminin dès sa naissance, placés par les ancêtres ou par la divinité, mais qui ont besoin pour se développer ’être arrosés par la substance spermatique après que le corps a été ouvert par un homme, soit ce sont plus radicalement les hommes qui mettent directement les enfants dans le corps des femmes, qu’ils les y mettent tous ou seulement les mâles. Le rôle procréatif des femmes est ainsi réduit, dans certains systèmes de représentation, à un simple lieu de passage ou à une matière modelable par l’homme pour que la forme humaine soit reconnaissable chez l’enfant. Il en est ainsi du parfait système aristotélicien, que l’on retrouve pratiquement dans les mêmes termes et suivant rigoureusement le même raisonnement dans de nombreuses sociétés très éloignées de la Grèce antique. Il place dans la chaleur de l’homme, qui ne perd pas son sang, une capacité de coction (opération qui transforme le sang porteur de vie en sperme) dont les femmes sont dépourvues, par défaut du degré de chaleur nécessaire. Quand elles y parviennent, c’est une coction inférieure en qualité qui leur permet de faire du lait, ersatz
du sperme. Le sperme est le support éthéré de la vie, de la chaleur qui accompagne la vie, de la forme et de l’esprit. La femme, dit Aristote, fournit une matière qui proliférerait de manière anarchique et monstrueuse si elle n’était pas dominée, contrôlée et agencée par le pneuma masculin contenu dans la semence. L’homme possède trois puissances : une puissance générique en tant qu’h0mme, une puissance individuelle en tant que cet homme-là, et une puissance en actes qui tient compte des moments de la vie, des moments de la journée, de l’alimentation, des détails pertinents dans une vie humaine. Si ces trois puissances sont suffisamment fortes et bien dirigées au même moment, on obtient le produit idéal : l’enfant mâle, qui ressemble à son père. Il peut arriver que certaines puissances défaillent. Si la puissance générique fait défaut, l’enfant sera une fille, mais elle pourra ressembler à son père si la puissance individuelle était suffisamment
dominante. Aristote établit ainsi une théorie qui explique, en mettant en œuvre ces différentes puissances, pourquoi il naît des garçons et des filles et pourquoi s’observent des ressemblances.
Pour Aristote, de manière tout à fait explicite, la naissance d’une fille est la toute première
monstruosité, en tant que prolifération anarchique de la matière féminine, les autres
monstruosités étant les naissances multiples, puis les naissances d’enfants où la forme
humaine n’est pas parfaite, et enfin les naissances où se reconnaît une forme animale dans le produit. Ce qui veut dire que, livrée à elle-même, quand elle n’est pas dominée par le pneuma masculin, la matière féminine poussée à ses limites aboutit à la naissance de produits monstrueux où la forme humaine pourrait ne pas se reconnaître.

Le modèle aristotélicien informe encore les modes contemporains de pensée, qu’ils soient
savants (telle encyclopédie parle de l’inertie de la matière de l’ovule, inactif lors de la
fécondation, alors que l’élément essentiel est la division et la recomposition des chromosomes paternels et maternels) ou populaires (on explique aux enfants qu’ils proviennent d’une petite « graine » placée par le père dans le ventre maternel). Mais ce qu’il importe de noter, c’est la constance de l’obligation de donner du sens à ce qui, autrement, en serait dépourvu, constance qui fut la même pour toute l’humanite’.

Un bien nécessaire et approprié

À cause de cette capacité, les femmes ont été tenues pour le bien le plus nécessaire à la survie des groupes, car, sans reproductrices, il n’y a plus d’avenir. Mais compte tenu du temps nécessaire a la fabrication in utero, au nourrissage au sein (qui est encore de deux à trois ans dans des sociétés traditionnelles), du temps nécessaire à l’apprentissage à l’autonomie physique de l’enfant, deux conclusions se sont également imposées : il fallait non seulement que les mâles fécondateurs s’approprient les femmes pour ne pas voir le fruit convoité (un semblable, un fils) leur échapper au profit d’un autre, mais il fallait, de plus, confiner les femmes dans cette tâche. Puisqu’elles font les enfants des deux sexes, elles doivent essentiellement servir à cela, être maintenues dans cette tâche et ses entours nourriciers. Au XVII‘ siècle, la philosophe Gabrielle Suchon avait bien vu quels étaient les trois grands manques dont souffrait partout le sexe féminin : la privation de liberté pour ce qui concerne son destin, la privation de l’accès au savoir qui émancipé et permet la critique, et la privation de l’accès aux fonctions d’autorité, trois choses qu’elle disait pourtant « belles et nécessaires ». Ce sont en effet des mesures absolument nécessaires au confinement des femmes dans la fonction maternelle et, parallèlement, dans la fonction sexuelle.

Aux fondements de la société, les anthropologues, à la suite de Edward B. Tylor et de Claude Lévi-Strauss, placent un ensemble de traits qui supposent tous, dès l’origine, la mainmise des hommes sur les femmes de leur groupe et sur les épouses qu’ils vont en obtenir en les échangeant contre les sœurs et les filles d’autres hommes appartenant à d’autres groupes. Ce sont : la prohibition de Pinceste qui est partout présente comme le fait d’hommes qui interdisent l’accès sexuel à leurs filles et à leurs sœurs pour pouvoir
les échanger contre les filles et les sœurs d’autres hommes appartenant à d’autres groupes ; l’exogamie qui en découle, est-à-dire le mariage à l’extérieur de son groupe d’origine ; et les deux institutions que sont le mariage, c’est—à-dire un lien qui unit deux familles, et la répartition sexuelle des tâches, qui rend dépendants l’un de l’autre deux individus dans le mariage.

Questions de valeur

Ajoutons donc a ces éléments, qui supposent déjà un droit des hommes sur leurs filles et
sœurs, une valence dififérentielle des sexes, qui se traduit par une plus grande valeur accordée socialement à ce qui est censé caractériser le genre masculin et, parallèlement, par un escamotage de la valeur de ce qui est censé caractériser le genre féminin et même par son dénigrement systématique.
Ainsi, une plus grande valeur est accordée aux tâches décrétées masculines. On s’accorde à penser qu’au paléolithique les hommes chassaient et les femmes pratiquaient le ramassage et la collecte. On s’accorde également à penser que les femmes n’ont pas chassé, dès les origines des temps, pour des raisons symboliques. La pensée, en effet, établit des correspondances de sympathie, l’idée de passage dans les deux sens entre le monde et le corps.
Que les femmes qui perdent naturellement leur sang en fassent couler risque d’entraîner chez elles, par sympathie, des hémorragies permanentes, donc la stérilité.

Nous, modernes occidentaux, connaissons aussi ce type de discours. On pensait en France qu’une femme qui a ses règles ne peut pas réussir, c’est—à—dire faire prendre, une liaison culinaire. C’est également en raison de la sympathie postulée entre le corps et le cosmos : une femme mariée qui a ses règles n’a pas « pris » en quelque sorte, la conception étant vue comme une « prise » de substances ; si elle « coule », par sympathie, les liaisons culinaires qu’elle entreprend couleront de la même manière.

Même si c’est pour des raisons symboliques que les femmes ne chassaient pas, la valorisation ultérieure donnée à la chasse, y compris par les préhistoriens eux-mêmes, est simplement due au fait que la chasse est masculine. La chasse n’est pas valorisée en soi, comme la collecte ou le ramassage ne sont pas dévalorisés en soi. Sur le plan de la rentabilité, par ailleurs, on a pu montrer, par l’observation fine des Vingt-cinq ou trente groupes de chasseurs-collecteurs qui existent encore dans le monde, que les femmes
fournissent au quotidien plus des deux tiers de la nourriture de leur groupe. Elles parcourent également de très grandes distances, analogues à celles que parcourent les hommes sur les terrains de chasse. Cependant, la collecte n’est pas valorisée dans ces sociétés, alors que la chasse l’est.

La valeur donnée à des opérations effectuées et à ce qu’elles rapportent au groupe ne tient pas à la valeur en soi de ces opérations et de leur bénéfice, mais à celle qui est accordée à celui ou celle qui les exerce. Les femmes, objets d’échange à cause de leur fécondité, ne sont plus les sujets de leur propre sort et de leur propre histoire, et leur éviction des tâches que l’ordre social pose comme nobles se double pour se justifier d’un corps de jugements de valeur fondé sur le dénigrement, qui opère encore de nos jours, y compris dans les sociétés occidentales, où la répartition sexuelle des tâches joue toujours le même rôle d’indexateur de valeur.


D’après l’ouvrage Hommes. femmes. la construction de la différence, Eds du Pommier et Cité des sciences et de l’industrie, 2005