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Arts et homosexualité en question

dimanche 12 août 2007, par Andy

Avertissement préalable : on ne trouvera ici aucun détail sur la vie intime du Caravage, aucune anecdote croustillante sur Rosa Bonheur, aucune révélation sur Léonard de Vinci. Rien ou quasiment rien sur les inclinations sexuelles de tel ou telle artiste. Mieux vaut sortir du placard les véritables agents subversifs, les images elles-mêmes, plutôt que d’entamer un outing (du franglais to out : dévoiler) d’artistes disparus. Dans les listes de noms, dans les anthologies et dictionnaires que certains ont jugé bon d’écrire, on découvrira un seul témoin gênant : Sodoma. Il ne s’agit pas d’un nom en l’occurrence mais d’un surnom adopté fièrement par l’un des plus grands peintres de la Renaissance italienne : Giovanni Antonio Bazzi (1477- 1549), élève de Léonard et grand amateur d’éphèbes devant l’éternel. Ce pseudonyme n’empêcha pas Bazzi de poursuivre sa brillante carrière, de recevoir d’importantes commandes religieuses, ni d’être admire par ses contemporains. Ce pseudonyme posa surtout problème après l’invention de la catégorie du personnage de l’ "homosexuel" par le discours psychiatrique et la répression qui s’ensuivit (à la fin du XIXe siecle, comme l’expliqua Michel Foucault dans la Volonté de savoir, bible des historiens "constructionnistes" ou dès le XVIIe siècle, comme le même Foucault le suggéra dans son Histoire de la folie, la question reste à éclaircir). Tout éloge du Sodoma risquait de se confondre avec celui du "vice innommable" et pouvait devenir compromettant. Seule solution : remettre en cause ce surnom encombrant. Au début du siècle, le peintre
allemand Elisar von Kupffer s’y essaya, jugeant que "l’âme sensible de cet artiste [. . .] était incapable d’une aberration sexuelle ou d’une offense faite à la loi." Bêtisier d’un autre Age ?
Méfiance. La censure homophobe n’a qu’en partie déserté les bancs de l’école et de l’Université, les musées et les institutions. Avant les années 70, elle était de règle. Omissions, falsifications, traductions expurgées par les biographes et exégètes de tous bords. ..
Autant de ravages perpétrés par une histoire de l’art pudibonde que Dominique Fernandez fut le premier à dénoncer clans son Rapt de Ganyméde en 1989.
Voudrait-on à présent se livrer à un outing, on prendrait plutôt pour cible des historiens d’art ou des conservateurs.
Ceux qui se sont faits les complices de la majorité silencieuse. Ceux qui ont trainé les œuvres clans un cul—de—sac appelé psychobiographie, coupe—gorge infiniment castrateur ou les images ont été dépouillées de leur moindre lambeau de chair. Ceux dont les commentaires répriment d’autant plus fortement les pulsions et les désirs que ceux-ci échappent à la norme.
L’éros lesbien en a particulièrement fait les frais. Les Deux Amies de Marie-]o Bonnet, premier ouvrage en Français sur la question, vient tout juste d’être publié par les éditions Blanche. On y découvre à la fois "une véritable tradition artistique de la représentation du couple de femmes, qui remonte en France a la Renaissance, et son occultation par une Cite patriarcale qui s’est toujours refusée a voir dans
l’amour entre femmes autre chose qu’un jeu sexuel anodin pour les uns, pervers pour les autres." Les enjeux politiques du modèle saphique sont ici clairement démontrées : c’est une forme de souveraineté féminine qu’incarne la figure de Diane chasseresse, déesse indomptée par l’homme et enlaçant ses nymphes, ce sont les enjeux révolutionnaires de la liberté amoureuse que traduit Courbet dans ses différents tableaux de couples féminins. Et si le tableau de Tamara de Lempicka, les Deux Amies (8), marque lui aussi un tournant, c’est que " pour la première fois, le couple est montre dans la cite, intégré au monde civilise moderne et non plus dans l’alcôve, le harem ou le monde sauvage et mythologique de la forêt."
Quelles que soient les critiques que l’on puisse apporter au texte de Marie-]o Bonnet, il a le grand mérite d’abandonner le terrain neutre ou se complaisent la majorité des historiens d’art et conservateurs français. La prochaine exposition du Louvre, "D’après l’antique", en fournit un bel exemple. Rassembler autant de nudités masculines, autant de statues de jouvenceaux et d’Apollons, sans orienter le regard vers leur sexe, vers leur genre (les textes du catalogue en font foi), s’apparente à ce qu’il faut bien appeler une "séance d’exorcisme".
Les universités américaines ont pourtant donne l’exemple. Et fourni de précieuses armes : les études féministes — women and gender studies —, les gay and lesbian studies, et, plus recemment, les queer’ studies, recherches pluridisciplinaires profondement marquées par les écrits de Foucault. Depuis une quinzaine d’années, elles connaissent un essor considérable aux Etats-Unis, et ont essaimé dans de nombreux pays européens. Elles restent quasiment hors-la-loi en France. Quel est leur enjeu ? Montrer comment opèrent les catégories de la sexualité et comment elles sont liées aux autres registres, culturel, idéologique et politique. "Ces études prenant en compte la différence sexuelle ont réussi a analyser en profondeur des images libérant ainsi leur travail politique", rappelait récemment l’historien d’art Serge Guilbaut, installé à Vancouver au Canada, dans un entretien accordé au magazine Cannaissance des Arts.
Parmi les centres de gay and lesbian studies les plus réputés, celui de l’université de Chicago. C’est la qu’enseigne Michael Camille, spécialiste d’art médiéval. Nous l’avons Rencontré à Paris ou il poursuit ses recherches pendant un an, grâce à une bourse de la fondation Guggenheim. Il a récemment organise un colloque sur les collectionneurs d’art homosexuels, la reine Christine de Suède, Gertrude Stein, le duc de Berry, et quelques autres. Son sujet de recherche actuel ? Le désir homo-érotique dans l’art médiéval. "J’ai découvert de nombreux chapiteaux romans en Auvergne, en particulier. Et pas des images négatives comme pouvaient l’être celles de l’enlèvement du jeune Ganymede par Zeus.
Mais des images en relation avec la poésie amoureuse de la fin du XII‘ ? siècle », dit-il. Notre Américain à Paris de regretter bien sûr que les gay and lesbian studies n’y aient pas encore droit de cite (à l’exception du séminaire de l’école des Hautes Etudes en sciences sociales organisé par le philosophe Didier Eribon et la sociologue Francoise Gaspard).
Et de constater, même dans ce domaine, la persistance d’un mal bien français : la tyrannie du textuel. En 1997, par exemple, lors du colloque sur les gay and lesbian studies organisé par le centre Pompidou (sous la houlette de Didier Eribon et de Patrick Mauries), pas une seule intervention
ne portait sur les arts visuels. On ne peut que déplorer également le black-out des éditeurs. Impossible de citer tous les remarquables essais publiés dans le monde anglo—saxon et introuvables chez nous. Quand traduira—t-on, par exemple, Male Trouble d’Abigail Solomon-Godeau, enseignante à l’Université de Santa Barbara en Californie ? Une étude éloignée de toute production identitaire et qui analyse magistralement la crise de la masculinité dans la peinture française néo-classique, l’exclusion des femmes de la sphère politique et artistique et le retour imprévu et conflictuel de la féminité dans le corps des androgynes, des héros dévirilisés, passifs et fragilises. A l’image de cet Abel mourant grandeur nature, peint par Francois-Xavier Fabre. Le « frère effémine » de Caïn, décrit au XVlII° siecle dans les pastorales bibliques de Salomon Gessner, connait ici la plus sensuelle des agonies, le sexe dissimulé sous une fourrure. . . pubienne.
Quant à l’exposition sur le pop art, annoncée au centre Pompidou l’an prochain, prendra-t-elle en compte les analyses suscitées par les gay and lesbian studies ? Ou bien evacuera-t-on la question sous le prétexte qu’elle a été furtivement évoquée dans "le Sexe de l’art", il y a quelques années ? "Ce n’est que récemment que la montée du pop art a cesse d’être considérée comme incarnant uniquement la celébration figurative et populaire de l’opulence consommatrice, pour être aussi perçue comme étroitement lié àla naissance de l’identité gay", rappellait Sarah Wilson dans le catalogue.
Il n’est pas aberrant de penser que de nombreuses œuvres de ]asper ]ohns sont des figurations codées d’une homosexualité difficile a revendiquer dans les années d’après-guerre, que sa Target with Plaster Casts (12), cible surmontée de fragments corporels, est une figure moderne du saint Sebastien. Ni d’établir un lien entre les Oxydation Paintings (1 1) de Andy Warhol réalisées à l’urine — parodies de jackson Pollock » aux dires de l’artiste — et certaines pratiques de clubs gays new-yorkais. Ni de considérer paquets de lessive et boites de soupe Campbell comme des objets scandaleusement féminins jetés à la tête des expressionnistes abstraits, comme les symboles d’un art ironiquement "contrenature."
Le British Museum de Londres s’offrait récemment pour 18 millions de francs la coupe Warren (5) , coupe romaine datée du règne de Néron. Le musée exhibe ainsi sur un piédestal des plaisirs qui avaient valu le cachot a Oscar Wilde. En 1997, l’Akademie der Künste de Berlin organisait une gigantesque exposition sur l’histoire de l’homosexualité au XXe siecle : Goodbye to Berlin. Le Grand Palais accueillera-t-il bientôt dans ses murs le « gay Paris » ?

JEAN-MICHEL CHARBONNIER

A noter : La théorie queer réfute la différenciation sexuelle.