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Publi livre : L’idéologie raciste, de Colette Guillaumin

mercredi 8 août 2012, par Andy

L’histoire du racisme nous montre qu’il est acte de négation envers un objet qui n’a pas le droit de se proclamer sujet, mais qui en a donc la possibilité théorique. Le racisme se joue dans la réciprocité des consciences au sein du statut humain.
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(Le racisme catégorise). Ces catégories sont certes investies de la marque biologique selon des schémas différents, par exemple les aliénés le sont par le biais du constitutionnalisme , de la dégénérescence, des différences chromosomiques, les femmes par celui de la différence anatomo-sexuelle, somatique et du potentiel chromosomique, les homosexuels par celui de la différence hormonale, les ouvriers sont pour la droite, depuis la révolution est encore actuellement, de race différente. Les âges extrêmes de la vie eux-mêmes sont investis de différences biologiques tout en se trouvant dans une position relativement marginale quant à l’investissement affectif puisque chacun en parcourt le trajet.
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Le caractère particulier du racisme en Europe occidentale à partir du XIXe siècle est corroboré par la naissance durant ce même siècle de la théorie raciste, c’est-à-dire de la forme explicite de l’idéologie raciste. Auparavant, le racisme ne pouvait apparaître que comme pratique non théorisée, située dans un système de justification fondamentalement différent de celui que lui donnera le siècle des sciences. Les justifications auxquelles recourraient les conduites que nous appellerions aujourd’hui raciste étaient d’ordre religieux (ou de caste, système qui renvoie à l’ordre sacré). La théorie, elle, renvoie par le biais de la science à l’ordre de la nature. Ce changement d’optique aura un certain nombre de conséquences à la fin du 19e et au cours du XXe siècle.
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La "différence" subsiste, installée désormais au cœur même de la nature humaine. L’espèce humaine est reconnue en soi et c’est dans sein que se marque l’hétérogénéité. Les autres ne sont pas en attente au seuil de la loi, ils sont à l’intérieur de la loi, mais selon un statut différent, le racisme moderne parle de "sous" humanité : à la fois humanité et moins que l’humanité.
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Pour reprendre une formule célèbre, tous sont égaux à ceci près que certains le sont davantage, et certes le racisme moderne distribue à tous la même qualité, mais en quantité variable. Le sentiment d’une différence d’essence intervient dès lors que la question de l’autre se pose en fonction de l’humanité et non plus en fonction de la dépendance divine ; lorsque le scandale de la différence est en question l’identité de celui qui perçoit au lieu de renvoyer à la transcendance. La perception de l’autre comme essentiellement différent n’existait pas en Europe avant le XIXe siècle. Le sentiment provoqué sur l’Occidental par le non-Occidental ou le minoritaire était parfois, sans que ce soit d’ailleurs la règle, d’étrangeté, mais non d’hétérogénéité. Les différences dites raciales actuellement perçues ne l’étaient pas. Les différences personnelles, les ressemblances avec des individus ou des coutumes de leur propre civilisation sont alors le mode d’appréciation constant des voyageurs occidentaux. Le "différent" y prend figure de variabilité, sans plus.
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À partir du XIXe siècle, tout change, la race devient une catégorie intellectuelle et perceptive prioritaire. Le terme "race" lui-même acquiert le sens de groupe humain en quittant le sens plus étroit de lignée. Au demeurant, il était auparavant un terme de classe dont on aurait peu songé à recouvrir le peuple dont l’obscurité ne se pouvait parer de tels prestiges. Mais surtout il y a alors naissance de termes spécifiques à ce que nous considérons actuellement comme des races.
Soit que les termes prennent un sens nouveau, soit le plus souvent qu’ils soient absolument neufs. Ainsi la désignation "nègre", née au XVIe siècle et qui avait gardé pendant fort longtemps une signification sociale prévalente, verse dans la classification raciale. "Jaune" comme "sémite" n’apparaissent qu’alors, ce qui est également le cas de "aryen" dans le sens racial.
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Le développement des sciences naturelles, après avoir échappé à la théologie dès le 17e, passe au cours du 19e à une conception hériditariste des phénomènes. L’origine la filiation, le déroulement temporel deviennent les actes de la pensée scientifique. Dans les sciences naturelles, ce trait se manifeste par le darwinisme et la naissance de l’évolutionnisme au cours de la décade 1850-1860 ; la découverte de l’hérédité date de la même époque.
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Avec le 19e et le syncrétisme bio social, l’univers est fermé, parcouru de murs infranchissables. Lorsqu’au XIe siècle on discutait de savoir si les femmes possèdent une âme et au 16e de la possibilité de baptiser les Indiens, cette discussion était interrogative, la question portait sur l’intégration ou non dans l’humanité définie comme univers du Salut. À partir du 19e il n’est plus question, mais affirmation. Implicite ou explicite, il y a coupure au sein de l’humanité, les groupes sont et n’ont plus de statut mouvant.
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On ne peut plus se convertir ni acquérir les vertus du dominant, la nature garantit maintenant les particularités de chaque groupe. Des particularités humaines qui se ferment sur elle-même. (…) Désormais, le monde est clos, garanti par les différences internes de nature, et la nature transcende les entreprises humaines. La rigidité des appartenances de groupe, fatalité biologique, est maintenant inamovible, intouchable.
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Deux conceptions de cette diversité vont se faire jour : évolution darwinienne ou évolution marxienne, lutte biologique (des races pour l’homme) ou lutte des formes économiques. On a vu que le XIXe siècle avait choisi.
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Ce qui était en cause jusqu’au 19e était au plus l’étrangeté des autres ; désormais il s’agit de l’hétérogénéité. L’étrangeté est la perception d’un particularisme, l’hétérogénéité la perception d’une différence : l’étrangeté se refond dans le faisceau d’une identité originelle, l’hétérogénéité renvoie à une distinction radicale et une superposition de non - identité.
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Le racisme théorique se plaira à parler de la diversité d’origine des races humaines. Gobineau qui consacre quelques pages dans , l’Essai sur l’ inégalité", en soulignant n’y attacher aucune importance, adoptera une position ambiguë : ils acceptent le dogme judéo-chrétien de l’unité de l’origine humaine.
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La différence est rendue essentielle, l’alibi biologique introduit celle-ci en place de l’ancienne étrangeté dans la perception des différences culturelles. Ceci est particulièrement clair dans les rapports qu’entretient la société chrétienne avec les juifs. L’antisémitisme succède à l’antijudaïsme, la race succède à la religion, il y a supposition de différence de race au lieu de constatation de différence religieuse. Le XIXe siècle et le début du XXe sont le champ d’une recrudescence de l’antisémitisme, forme nouvelle de l’antijudaïsme.
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On s’est souvent étonné que le développement de l’individualisme, de l’idée de bonheur, de celle de liberté, qui avait marqué la fin du XVIIIe siècle et le début du 19e, ait historiquement accompagné une radicalisation du racisme. L’idéologie du rapport à l’autre au cours du 19e est dépendante de courants majeurs et apparemment contradictoires. Si l’un est bien issu des idéaux égalitaires de la Révolution, l’autre est constitué des rameaux "élitistes" des sciences de la nature confrontées aux inégalités de fait.
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"Je ne suis pas responsable puisque c’est biologique. Ils sont autres, car en nature ils ne peuvent être moi. En fait, ils sont responsables de l’oppression que j’exerce sur eux par leur incapacité naturelle à être moi-même, à se faire moi-même. L’oppression que j’exerce contre moi-même en opprimant une partie de l’humanité dont je suis la mesure et le sens, la faute en retombe sur eux et leur incapacité héréditaire de se faire ce que je suis".
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Le phénomène de l’apparition des races au XIXe siècle se constitue donc de l’alliance de trois caractères de la société de ce temps : 1–les acquisitions empiriques et idéologiques de la philosophie des lumières et révolutionnaire : Reconnaissance de la diversité des cultures, postulat de l’unité de l’espèce humaine ; 2–le développement des sciences au 19e et la focalisation sur la biologie et l’anthropologie physique d’une part, sur la causalité interne au travers du déroulement temporel d’autre part ; 3–le développement industriel, particulièrement la prolétarisation et la colonisation qui fondent une société profondément nouvelle.
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Trouver une définition de la race n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Il n’est pas inutile de rappeler que l’un des plus importants ouvrages du racisme théorique n’en contient pas. L’essai sur l’inégalité des races humaines ne donne à aucun moment, bien qu’il en parle sans cesse, de définition de la race. Habileté ? Certainement pas ; la race en fait y est posée a priori comme une évidence et ne saurait donc se définir.
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Le mot lui-même de race est d’un emploi relativement récent, son utilisation comme concept dans les sciences est alors plus récent. Simple lignage jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, elle prendra avec Buffon le sens moderne de "groupe humain". Son utilisation a d’abord été celle d’un concept opératoire des sciences naturelles et de la Préhistoire : ce sont elles qui sont à l’origine de son emploi moderne.
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Et l’apparition de la race comme objet de science se déroulait selon un processus récurrent : des différences sociales ou historiques constatées, on passait à des différences physiques qui les symbolisaient.
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C’est donc un processus de signification ou l’on peut distinguer deux étapes successives. Dans un premier stade, race égale rigoureusement culture (au sens de groupe social). Ceci était clair dans la pensée du XIXe siècle qui est dans l’ensemble raciste. Le mot "race" désignait une totalité somatico-sociale et il était aussi bien employé lorsqu’il ne s’agissait que du social.(...) aujourd’hui nous en sommes à un second stade où la dissociation somatique/social est parvenue dans une certaine mesure à la connaissance. Mais l’impact du double sens qui englobe indistinctement la catégorisation somatique et la catégorisation sociale n’a pas disparu : on ne peut détruire en quelques décennies un système perceptif et axiologique qui a commandé la pensée d’une culture durant plus d’un siècle. Sur le plan inconscient, la forme et le fondement biologiques qui sont attribués aux conduites culturelles sont restés prégnants et dominent notre conception du monde. Ceci à un point tel que dans l’univers même de la recherche, les travaux de psychologie différentielle des particularités biologiques (race, sexe) apparaissent légitimes actuellement.
Quoi qu’il en soit, la race désigne dans son sens scientifique strict, celui de l’anthropologie physique, un certain nombre de traits physiques qui différencient statistiquement les groupes humains. Son emploi dans les sciences humaines, courant au 19e et au début du XXe siècle, est beaucoup moins précis, il se confond grossièrement avec ce que nous nommons maintenant culture ou par ce mot dans la forme croit, ethnie, création de l’anthropologie culturelle, et qui est utilisé lorsque le groupe décrit est suffisamment localisé dans l’espace. Mais l’emploi du mot ethnie, de moins en moins limité aux sciences sociales, montre à son tour la puissance de l’impact biologisant sur notre pensée sociale.
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Le mot "ethnie" se présente actuellement comme un compromis entre la croyance inconsciente en un déterminisme biologique des traits culturels et une distance prise volontairement par rapport au mot "race" dont le sens biologique ne laisse pas d’être désapprouvé.
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Le racisme ne dépend à aucun moment de la réalité ou de la non-réalité d’un critère biologique concret, c’est l’association consciente ou inconsciente de ce critère aux catégories, sous sa forme symbolique et non pas objective, qui fait des groupes concrets des objets de racisme.
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Une société raciste n’est pas la collection composite de groupes hétérogènes, mais fonctionne suivant un système de relations entre groupes de pouvoir inégal ; elle est système d’antagonismes et non-juxtaposition de groupe. Dans les phénomènes racistes, la réalité organique de la liaison est un facteur capital, les groupes étant profondément dépendants les uns des autres dans l’univers symbolique tout comme dans la réalité concrète. Aucun n’est lisible si on l’isole de la relation qui, précisément, le constitue.
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La particularisation apparaît comme l’acte fondamental des racismes à ceci près que la généralisation de soi-même en est corrélative et inséparable. Le sens raciste jaillit de cette rencontre.
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Cette activité de catégorisation, qui est une activité de réduction, que peut-elle nous apprendre de plus au point où nous en sommes puisqu’elle réduit toute complexité possible à la généralité d’un groupe ? Puisqu’elle enferme la fluidité sociale et temporelle dans l’absolu de la définition indéfiniment reposée, dans la clôture d’un caractère qui est à lui seul cause, aboutissement et fonction ? Elle prononce la "chose jugée".
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La catégorisation est l’ acte social qui correspond à l’altérité facteur d’identité personnelle ; elle est la constitution en groupe défini et clos de ce qui est codifié comme différent par la culture, elle désigne ce qui n’est pas le même. Mais qu’est-ce que le même ? L’altérité définit la condition de la minorité au sein de la société majoritaire et permet en retour l’identification de cette dernière. Si on tente de définir le fait d’être autre, il faut aussi poser le point de référence qui est le moi, l’ego. Or cet ego est silencieux, nul ne le prononce jamais, au contraire de l’autre qui est toujours nommé, catégorisé. Cet ego implicite, moi de la culture, référence autour de quoi se marquent les différences, se manifeste comme le principe de la discrimination entre catégorisant et catégorisé, dominant et dominé…
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Ego est la race repère, la culture référence. Il est absolument. Chacune de ses particularités au sein de l’ensemble relève de son droit individuel à se différencier ; droit qui est fonction de la possession de la totalité humaine. La différenciation individuelle est une caractéristique du groupe ego dans la conscience qu’il a de soi-même. Alter appartient lui à la race repérée. Il est relativement. Aucune de ses particularités individuelles n’est autre chose que l’incarnation de sa race entière : il n’est pas individu, mais morceau d’un ensemble. Cet ensemble, race, sexe, groupe ou classe, est une catégorie et non L’Humanité.
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Les catégories minoritaires sont dites et décrites, elles sont toujours annoncées, et à défaut de savoir ce que sont concrètement les minoritaires, nous savons du moins quels ils sont. (…) Les catégories nommées ont en commun d’être le "toi" et le "lui", l’objet désigné d’une catégorie non nommée, d’un "je" qui ne se désigne pas. Ce qui est une difficulté majeure. (...) Les catégoriés le sont à partir d’un caractère que ne possèdent pas les autres catégorisés. La négritude catégorise, mais tous les minoritaires ne sont pas nègres, la judéité catégorise, mais tous les minoritaires ne sont pas juifs ; la féminité catégorise, mais tous les minoritaires ne sont pas des femmes, et ainsi de tous les caractères minoritaires. Il en résulte que chaque groupe minoritaire peut être majoritaire pour un autre.
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Le groupe, adulte, blanc, du sexe mâle, catholique, sain d’esprit et de mœurs est donc cette catégorie qui ne se définit pas comme telle et fait silence sur soi-même. Elle impose aux autres cependant à travers la langue sa définition comme norme, dans une sorte d’innocence première, croyant que "les choses sont ce qu’elles sont".
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L’autre pourtant continue d’être nié. Ce n’est plus l’absence, c’est maintenant la dénégation qui le repousse dans les ténèbres extérieures. Actuellement l’idéologie de la race, c’est-à-dire la vision essentialiste et fermée de l’univers social, continue à être la nôtre. Le langage quotidien la dit. Il est construit de telle façon que l’autre s’y retrouve réduit à son appartenance catégorielle, enfermé entre les impératives limites de son appartenance sociale, alors que le moi, libre, non désigné, distribue les rôles aux autres en se réservant de les avoir tous selon son gré. Mais ces rôles ne le marquent jamais, au contraire des autres qui doivent s’y définir entièrement. Le sujet social, libre, puisqu’il s’impose par les limites impératives qu’il indique aux autres, silencieux puisqu’il ne dit rien de lui-même alors qu’il ne cesse de décrire l’autre, est pourtant descriptible. Tout ce qu’il impose aux autres est ce qu’il est censé ne pas être. Les traits des autres sont ceux qu’il n’a pas. Ainsi il se dessine en creux, nous apprenons par ce qu’il attribue aux autres qu’il est blanc, qu’il est chrétien catholique, qu’il est homme, qu’il est bourgeois, qui est dans la force de l’âge… Ce personnage est en même temps le citoyen majeur parfait de la loi : le groupe sujet social est effectivement présent dans la loi, institution concrète, comme dans la Loi, instance imaginaire. Car s’il est le possesseur du pouvoir de fait dans notre société, par le biais du groupe concret, il est aussi l’origine de la parole dans le système social. C’est-à-dire qu’il est la norme référentielle de ce système. Par rapport à cette référence, les groupes concrets se vivent dans une relation à eux-mêmes profondément différente. Si les majoritaires concrets ont les caractères sociologiques que représente la norme (ils sont concrètement ce qu’elle est symboliquement), par contre les minoritaires concrets n’ont pas les caractères de cette référence. L’un y adhère avec plus ou moins de perfection, l’autre en est radicalement séparé.

 https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2010-1-page-193.htm#

 https://www.erudit.org/fr/revues/socsoc/2017-v49-n1-socsoc03347/1042812ar/

 http://urmis.unice.fr/?Hommage-a-Colette-Guillaumin