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Le racisme à fleur de peau

dimanche 21 janvier 2007, par Lionel 3

UNE IDÉE DE FORMATION ? UN JEU DE RÔLE RADICAL POUR COMPRENDRE

Grâce à un maquillage perfectionné, deux familles échangent leur couleur de peau pendant un mois. Un documentaire spectaculaire qui révèle l’ampleur des discriminations au quotidien. Ce documentaire nous conduit à nous poser la question suivante ; pourrions nous imaginer à partir de ce documentaire une démarche de formation professionnelle anti-discriminations ? Un jeu de rôle radical pour comprendre après avoir ressenti les discriminations au quotidien. Radical, non ?

Derrière leur comptoir, les deux vendeuses emballent un comté, et vantent les qualités d’un gouda au cumin. Banal. Leurs tabliers sont farcis de micros et de caméras cachées. Moins banal. Plus loin sur le marché, sous le doux soleil d’automne, l’équipe de réalisation observe le défilé des clients. Retour aux marchandes de fromage : l’une est noire, l’autre blanche. Bien malin celui qui saurait dire laquelle sans se tromper. A la demande de la société de production KM et de Canal+, Ketty Sina et Stéphanie Richier ont, grâce à un maquillage sophistiqué, changé de couleur de peau. Leurs compagnons et les aînés de leurs enfants ont fait de même. Pendant un mois, les deux familles ont testé, en blanc et en noir, des situations telles que recherche de loge¬ment, d’emploi, shopping, restaurant... Stéphanie vient ainsi de démarcher des caves à vin et des boutiques de vêtements à Reims : « En tant que Noire, on ne m’a jamais demandé mon CV ni mes compétences. J’étais inexistante. Je suis revenue en tant que Blanche, avec une candidature moins motivée, et j’ai reçu plein de propositions. La différence de regard est énorme. » Ce regard dépréciateur, Ketty le connaît bien -.« La première fois que nous sommes venues vendre du fromage, sans maquillage, je ne me sentais pas à ma place. J’étais plus à l’aise aujourd’hui. » Une impression précisée dans le film : « Ma¬quillée en Blanche, je n’ai pas besoin de justifier que, le travail, je sais le faire... » Spectaculaire, le subterfuge fonctionne comme un révélateur : « En France, aujourd’hui, on est toujours défini en premier par sa couleur de peau. Nous ne parlons pas de valeurs, mais de comportement. Dans la discrimination au quotidien, rien n’est d’une violence absolue, c’est une accumulation de microvexations, administrées par des gens qui ne se considèrent pas comme racistes. A travers le ressenti de ces deux familles, on donne à voir les dégâts qu’elles causent. Le racisme, ça ne se ra¬conte pas, ça se vit », explique Renaud Le Van Kim, patron de KM. « Ce sont des blessures narcissiques. On peut sympathiser avec les victimes, mais seul le vécu permet de réaliser à quel point cela nie la personnalité », approuve Ferdinand Ezembé, psychologue et animateur du groupe de parole qui intervient dans le film.

La démarche a des précédents. Le plus célèbre remonte à 1959 : la peau brunie par un traite¬ment médical, l’écrivain blanc John Howard Griffin parcourt le sud des Etats-Unis et dresse un bilan terrifiant de la ségrégation raciale (1). En 2003, le journaliste Stéphane Alarie vit à Montréal « sept jours dans la peau d’un Noir ». Fin 2006, Géraldine Levasseur, de Marie Claire, passe « soixante-douze heures en Noire et Blanche »... La télévision a repris l’idée, en remplaçant les journalistes par des citoyens anonymes. La priorité n’est plus de produire de l’information, mais de trans- mettre des émotions. La BBC est la première, en 2002 (Trading Races), à demander à deux hommes, l’un Noir, l’autre Blanc, d’inverser leurs cou¬leurs de peau. En mars 2006, la mini-série Black.White, sur la chaîne américaine Fox, appli¬que le même dispositif à des fa¬milles de trois personnes. Dans la peau d’un Noir en est une adaptation très libre. La production a cherché « des Blancs plutôt progressistes, pour éviter la radicalisation. Des familles de la classe moyen¬ne aisée, pour évacuer le biais de l’exclusion sociale. Et des gens qui ont de bonnes raisons de participer ». Stéphanie a accepté par antiracisme militant, après avoir vérifié qu’il ne s’agissait pas de télé-réalité. Ketty n’a pas hésité longtemps : « Je mourais d’envie déparier. Il y a dix ans, je n’aurais pas pu. Peu de gens parlent, on habitue nos enfants à vivre avec ce problème...Au début, je pensais que j’étais là uniquement pour témoigner. Au final, j’aurai beaucoup appris. J’ai réalisé que par¬fois, inconsciemment, on se met à l’écart, on s’autocensure. » Enrichie d’avis d’experts, l’adaptation française (en deux parties) introduit aussi une dimension comparative qui manquait au format américain et se révèle d’une efficacité redoutable, notamment quand Laurent Richier se rend, en Blanc puis en Noir, dans la même agence commerciale pour un entretien concernant le même poste, avec un accueil radicalement différent. « C’est un protocole frappant, méthodologiquement in¬contestable, et très pédagogique. D’habitude, quand nous faisons du testing, nous envoyons deux personnes, il y a des variations. Là, nous sommes sûrs que seule la couleur change », dit, admira-tif, Jean-François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations. Rien, dans cette scène comme dans les autres, ne relève du scoop. D’autres films, comme l’excellent Plafond de verre, de Yamina Benguigui, ont déjà dénoncé et tenté de disséquer les rouages de ce racisme latent. Mais jamais de cette façon. Les documentaires « classiques » font témoigner les victimes dont on ne peut qu’espérer qu’elles seront entendues et comprises. Celui-là fait appel à un procédé beaucoup plus viscéral, qui vient de la télé-réalité (on pense forcément à Vis ma vie) : l’identification du public à un protagoniste qui lui ressemble, auquel il s’attache, et dont il finit par partager les émotions. Parce que les Blancs (Laurent et Stéphanie) se sont mis en situation de comprendre ce que vivaient les Noirs (Romuald et Ketty), le moins concerné des spectateurs se retrouve par procuration en position d’empathie. Quoi que l’on pense de la méthode, elle fournit d’incomparables résultats : impossible de nier la violence faite aux protagonistes de Dans la peau d’un Noir. Impossible de ne pas en conclure que dans notre société, qui condamne officiellement le racisme, il n’y a pas d’égalité réelle entre Noirs et Blancs. Tout est en place pour nous amener à l’étape suivante : remettre en question les a priori, accumulés depuis l’enfance, qui fondent notre représentation d’autrui.

SOPHIE BOURDAIS (1) Dans la peau d’un Noir, coll. Folio, éd. Gallimard. TT Dans /a peau d’un Noir, sur Canal + P.-S.

Article de Télérama, janvier 2007