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Delphine de Girardin, une pionnière du journalisme dans la France sexiste du XIXᵉ siècle

samedi 6 août 2022, par phil

Delphine Gay, première épouse de Girardin, par Louis Hersent, 1824. Wikipédia

Lucie Barette, Université de Caen Normandie

Le XIXe siècle n’est pas, du point de vue de l’histoire des femmes, une période favorable. « La loi salique les atteint partout » écrit Delphine de Girardin. Autrice polygraphe, « Muse de la Patrie », telle qu’elle s’autoproclama dans son poème « La vision », riche de succès poétiques incontestables, romancière et dramaturge, elle tient également un salon fréquenté par les artistes romantiques et les journalistes de la monarchie de Juillet et écrit dans le feuilleton de La Presse d’Émile de Girardin, son époux, pendant plus de dix ans. Elle est donc tout à fait au cœur des cercles de l’imprimé des débuts « de l’ère médiatique », construisant sa carrière et son écriture à partir des contraintes fortes qui pèsent sur les femmes désireuses de s’illustrer dans les lettres.

Une infériorité organisée

Il n’est, au XIXe siècle, pas un terrain sur lequel les femmes règnent sans condition. Les révolutions de 1789, 1830 et 1848 ont sciemment exclu les femmes de l’acquisition de nouveaux droits politiques. « La preuve qu’ils ne comprennent pas la république, c’est que, dans leurs belles promesses d’affranchissement universel, ils ont oublié les femmes ! » s’indigne encore notre autrice dans sa « Lettre première », en 1848.

Les lois napoléoniennes ont organisé leur infériorité : mineures perpétuelles, elles doivent obéissance à un père, mari, frère, oncle ; elles n’ont pas d’autorité légale sur leurs enfants ni sur leurs patrimoines. Le discours scientifique échafaude des lois supposément naturelles déterminant l’infériorité physique et morale des femmes, les affirmant privées de toute capacité de prise de décision et de responsabilité publique.

Cet étau législatif, scientifique et littéraire cantonne les femmes à la sphère domestique, les contraignant à ne s’envisager que dans la maternité et au foyer, étant menacées de sanctions fermes si elles dérogent à cette organisation sociale. Les femmes ayant des vocations d’écriture doivent composer avec cette prétendue destinée féminine allant en totale opposition avec l’activité littéraire ou journalistique. Alors qu’il écrit un article sur le feuilleton, avec comme exemple « le Courrier de Paris » de Delphine de Girardin, Paul de Molènes, journaliste pour la Revue des Deux Mondes affirme que « La double position de femme et de journaliste a quelque chose d’étrange qui arrête et qui choque tout d’abord l’esprit le moins timoré », opposant la « guerre avancée de la presse » et la « vie cachée du foyer ».

Tactiques d’acceptabilité

Face à ce discours se lisant dans les différents espaces de la production de l’imprimé, Delphine de Girardin, à l’image de nombreuses autrices, déploient différentes « tactiques d’acceptabilité » mises en place pour confirmer la légitimité de sa présence dans les boys club médiatique et littéraire. Une des méthodes employées par les femmes circulant dans l’espace littéraire et médiatique considéré comme masculin est de démontrer leur adhésion aux propos concernant leurs consœurs. C’est ainsi que Daniel Stern se retrouve à écrire une critique assassine d’une de ses consœurs philosophe dans la Revue des Deux Mondes, c’est ainsi que Delphine de Girardin propose un discours ambivalent sur les femmes et les femmes de lettres dans ses « Courriers ».

Si Delphine de Girardin regrette le 16 décembre 1837 que « les jeunes femmes ne lisent plus », elle s’indigne plus encore que « celles qui, par exception, lisent encore un peu… Écrivent ! » (Lettre XXXVI, 1837). La fonction des femmes en littérature, selon Delphine de Girardin, correspond à la vision romantique de la muse et s’inscrit dans le discours général concernant les femmes : non pas sujet, elles doivent se contenter d’être objet d’inspiration. Elle déclare ainsi le 25 janvier 1845 :

« Ô poètes ! Aimez-les, chantez-les mais ne les consultez pas. Demandez-leur des inspirations toujours, ne leur demandez jamais de conseils ; ce sont souvent des muses bienfaisantes, ce sont rarement des juges éclairés. » (« Lettre première », 1848)

S’inscrivant dans les mêmes motifs que nombre de ses confrères, Delphine de Girardin accuse les femmes de dégrader les productions littéraires : « Chaque fois que l’on remarque une mode monstrueuse, un excès de ridicule dans une époque littéraire, on doit tout de suite en accuser les femmes de ce temps-là ; elles seules en sont coupables » écrit-elle encore. Ses accusations se poursuivent le 4 avril 1847 quand « la femme littéraire », recouvrant à la fois les lectrices et les écrivaines, est considérée comme un « fléau » (Lettre XIV, 1847). Il s’agit ici autant d’une critique politique que sociale, reflétant le conservatisme de l’instance narrative.

Le courrier de Paris, le 29 septembre 1836. Retronews

Une écriture sous couverture

Il est difficile de mesurer l’adhésion de l’autrice à ce discours tant elle manie perpétuellement les paradoxes mais aussi parce qu’elle l’écrit sous un pseudonyme, le vicomte de Launay, dont elle construit le personnage de dandy tout au long de ses chroniques. Cette pratique de l’écriture sous couverture fait partie de la caisse à outils de l’écrivaine en milieu hostile : George Sand, Daniel Stern (pseudonyme de Madame d’Agoult), Daniel Lesueur (Jeanne Loiseau) en feront usage à différents moments du siècle et sur différents supports. Sur le choix onomastique de Girardin, aucune information n’apparaît dans sa correspondance ni dans le « Courrier ».

Le pseudonyme ne fait pas illusion longtemps si on en croit l’envoi des courriers au vicomte directement au domicile des Girardin. Il ne s’agit pas tant d’une recherche d’anonymat dans cet usage de la pseudandrie, que de la construction d’un personnage créé pour l’écriture journalistique, dessiné pour répondre à l’horizon d’attente de la chronique : une signature masculine, cohérente avec la ligne éditoriale de La Presse mais une identité connue du public comme féminine.

Delphine de Girardin, doit, elle aussi, en dépit des nombreux privilèges dont elle bénéficie, trouver comment se faire accepter par un milieu qui se déclare sans cesse hostile à son existence. Elle démontre alors son allégeance au discours général sur les « femmes littéraires » : des bas-bleus qui dégradent le milieu littéraire. Elle renvoie les femmes à une destinée considérée comme naturelle : la discrétion et la séduction du foyer marital et familial. Pourtant, la personne qu’elle est transgresse formellement ces prescriptions, et elle contredit dans ses « Courriers » l’inexistence de génie féminin en citant régulièrement des femmes de lettres – Constance Junot d’Ambrantes, Virginie Ancelot, Sophie Gay, George Sand, Germaine de Staël, Marceline Desbordes-Valmore, Amable Tastu sont citées dans les « Courriers » pour des sorties littéraires et/ou dramatiques. Jaillit alors de ce hiatus un métadiscours tentant de dépasser cette contradiction fondamentale en la faisant sienne, dans un mouvement de réappropriation du stigmate.

Cette tactique est précisément définie et développée dans la chronique du 23 mars 1844 (Lettre III, 1844). Le vicomte (donc D. de Girardin) y évoque au départ les conseils qu’on lui adresse concernant une candidature au siège laissé vacant à l’Académie puis articule l’absence de reconnaissance institutionnelle du talent littéraire des femmes à l’inégalité politique entre hommes et femmes. Elle développe ensuite ce que nous avons nommé sa tactique d’acceptabilité : sous le terme de « résignation » elle cache une attitude de résistance voilée, une feinte de l’acceptation par les femmes du rôle qu’on leur assigne et de faire valoir leur influence de façon détournée. Il y a un rôle joué, celui de la légèreté, celui de la soumission, pour « rassur[er] leurs tyrans, ou plutôt leurs rivaux : elles ont dansé pour cacher qu’elles pensaient ; elles ont déraisonné pour cacher qu’elles devinaient ; il y en a même qui ont fait semblant d’aimer pour cacher qu’elles jugeaient, elles ont volé le sceptre et l’ont caché sous des chiffons, et, comme elles étaient bien soumises, on les a laissées régner. »

Faire diversion et faire oublier ses ambitions intellectuelles dans des « chiffons » est un contournement qui nous rapproche de notre définition de la tactique d’acceptabilité, illustrée par l’écriture de Delphine de Girardin dans ces chroniques du vicomte : se jouer du cadre normatif en proclamant son insignifiance pour mieux y intégrer la dénonciation de l’inégalité entre hommes et femmes. Ce terme de « chiffons » renvoie également aux attentes de genre concernant la mode et les « petits riens » revendiqués par le vicomte.

Caricature dans Le Charivari de Delphine Gay écrivant dans le journal La Presse, par LD. Wikimedia

Delphine de Girardin, grâce à sa manière d’investir le feuilleton, illustre une tactique d’acceptabilité mise en place dans un espace médiatique contraint. Elle s’inscrit à première vue dans ce qui est toléré pour les femmes : le feuilleton qui n’ouvre pas de perspective d’analyse, compétence dont on refuse de croire les femmes capables ; la chronique de mode qui n’a en plus pas la prétention littéraire de la fiction ; le propos conservateur sur les femmes et leur influence sur le champ littéraire ; rien donc qui ne laisse percevoir une quelconque concurrence au premier Paris dont d’ailleurs elle se déclare fermement indépendante. À première vue toujours, les frontières du cadre normatif qui sont fixées pour les femmes participant à la vie médiatique dans le journal généraliste ne sont pas dépassées.

Cependant, les chroniques composent nettement avec celles-ci, elles montrent une forme de « trouble dans le genre » l’hybridité contradictoire à l’œuvre dans l’écriture, à force d’antithèses et d’antiphrases, illustre les injonctions paradoxales faites aux femmes et fonde une poétique du louvoiement disponible pour celles qui cherchent à intégrer l’espace littéraire hostile à leur présence. La « résignation » définie dans la chronique du 23 mars 1844 est bien à l’œuvre : Delphine de Girardin revendique l’insignifiance de son propos tout en faisant de cette insignifiance la démonstration même de son existence puissante de femme de lettres, tout comme Lydie Dattas fera « briller les ténèbres » de la « Nuit spirituelle », dans une magistrale réponse au sceau de « femme » qui lui avait apposé Jean Genet.< !—> The Conversationhttp://theconversation.com/republishing-guidelines —>

Lucie Barette, Chercheuse en littérature et en sciences de l’information et la communication, Université de Caen Normandie

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