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Elisabeth Badinter : L’amour maternel n’est pas un instinct

mardi 15 novembre 2005, par Lionel 3

"On a beau reconnaître que les attitudes maternelles ne relèvent pas de l’instinct, on pense toujours que l’amour de la mère pour son enfant est si fort et presque général qu’il doit bien emprunter un petit quelque chose à la nature. On a changé de vocabulaire, mais pas d’illusions. Nous avons été confortés en ce sens, notamment par les études des éthologistes sur le comportement de nos cousines germaines, les singes femelles supérieurs, à l’égard de leurs petits. Certains crurent pouvoir en tirer des conclusions quant aux attitudes des femmes. Puisque ces singes nous ressemblaient tant, il fallait bien conclure que nous étions comme eux...


D’aucuns acceptèrent de bon coeur ce cousinage, d’autant qu’en substituant au concept d’instinct (qu’on abandonnait aux guenons) celui d’amour maternel, on faisait semblant de s’éloigner de l’animalité. Le sentiment maternel paraît moins mécanique ou automatique que l’instinct. Sans en voir la contrepartie, la contingence de l’amour, notre orgueil d’humanoïde fut satisfait.

En réalité, la contradiction n’a jamais été plus grande. Car si on abandonne l’instinct au profit de l’amour, on conserve à celui-ci les caractéristiques de celui-là. Dans notre esprit, ou plutôt dans notre coeur, on continue de penser l’amour maternel en termes de nécessité. Et malgré les intentions libérales, on ressent toujours comme une aberration ou un scandale la femme qui n’aime pas son enfant. Nous sommes prêts à tout expliquer et à tout justifier plutôt que d’admettre le fait dans sa brutalité. Au fond de nous-mêmes, nous répugnons à penser que l’amour maternel n’est pas indéfectible. Peut-être parce que nous refusons de remettre en cause l’amour absolu de notre propre mère...

L’histoire du comportement maternel des Françaises depuis quatre siècles n’est guère réconfortante. Elle montre non seulement une grande diversité d’attitudes et de qualité d’amour mais aussi de longues périodes de silence. Certains diront peut-être que propos et comportements ne dévoilent pas tout le fond du coeur et qu’il reste un indicible qui nous échappe. A ceux-là nous sommes tentés de répondre par le mot de Roger Vailland : "Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour." Alors, quand les preuves se dérobent, pourquoi ne pas en tirer les conséquences ?

L’amour maternel n’est qu’un sentiment humain. Et comme tout sentiment, il est incertain, fragile et imparfait. Contrairement aux idées reçues, il n’est peut-être pas inscrit profondément dans la nature féminine. A observer l’évolution des attitudes maternelles, on constate que l’intérêt et le dévouement pour l’enfant se manifestent ou ne se manifestent pas. La tendresse existe ou n’existe pas. Les différentes façons d’exprimer l’amour maternel vont du plus au moins en passant par le rien, ou le presque rien."

Elisabeth Badinter, L’amour en plus, 1980