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Les hommes et les femmes n’ont pas le même cerveau : vérité scientifique ou mensonge sexiste ?

dimanche 28 août 2005, par phil

Le 14 janvier dernier, le président de l’université américaine de Harvard, Lawrence Summers, déclenche un véritable tollé : selon lui, les femmes seraient dépourvues des aptitudes naturelles nécessaires pour faire carrière en maths et en sciences. Propos d’autant plus fâcheux que, depuis 2001, année où cet ancien ministre de l’Economie de Bill Clinton a été nommé président, le pourcentage de femmes à qui la faculté des arts et sciences de Harvard a offert des postes de titulaires a —chuté de 36 à 13 %... Sommé de s’expliquer, il insiste : « Les gens préfèrent croire que les différences de performances entre hommes et femmes sont dues à des facteurs sociaux. Si j’ai parlé de facteurs biologiques, c’est que j’estime qu’ils devraient être approfondis. » Des premières étudiantes qui fréquentaient les universités françaises au début du XXe siècle, ne disait-on pas : « Corps de femme avec un cerveau d’homme » ? Est-ce le préjugé qui a la vie dure ou bien n’existe-t-ii pas quelque récente découverte des neurosciences qui autorise effectivement à rouvrir ce dossier que l’on croyait clos ?

Les défenseurs de Summers se réclament du combat de la science aux prises avec les tabous du politiquement correct. L’ennui, c’est que, parmi eux, on trouve Charles Murray, coauteur de The Bell Curve, paru en 1994, qui soutenait, « preuves » scientifiques à l’appui, que les Noirs sont intellectuellement inférieurs aux Blancs ! Et, en fait de « tabou », l’idée d’une inégalité « naturelle » entre les hommes et les femmes est l’une des plus communes qui soit ! C’est ce que Catherine Vidal, neurobiologiste et directeur de recherche à l’Institut Pasteur, et Dorothée Benoit-Browaeys, journaliste scientifique, rappellent au début de leur livre Cerveau, sexe et pouvoir. Au XIXe siècle, un neurologue comme Broca liait l’infériorité intellectuelle des femmes au poids de leur cerveau. Aujourd’hui, ce serait une affaire de neurones et de synapses (les connexions entre neurones), que l’imagerie cérébrale (1) et les tests cogni-tifs sont capables de restituer avec précision. Cette approche strictement « bio » des différences de comportement humain est ancrée dans la culture anglo-saxonne, mais controversée en Europe. « Des déclarations officielles comme celles de Summers sont impensables en France, explique llana Lôwy, historienne de la médecine et directrice de recherche à l’Inserrn. Le structuralisme nous imprègne encore et il est communément admis qu’il n’existe pas de séparation stricte entre l’héréditaire et l’environnemental, »

Voire. « Certaines publications scientifiques à la gloire du déterminisme biologique venues d’outre-Atlantique donnent lieu à de véritables best-sellers, y compris en France, constate Dorothée Benoit-Browaeys. Cette polémique n’agite peut-être pas nos milieux universitaires, mais qui d’entre nous n’a jamais vu des titres comme Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus ou Pourquoi les hommes mentent et les femmes ne savent pas lire une carte routière ? Ces thèses font régulièrement la une des magazines grand public autant que des revues sérieuses", comme Nature. Comment penser que ces discours, énoncés avec l’autorité que leur confère la science, restent sans effet ? »

C’est donc bien sur son terrain qu’il faut discuter la science. D’autant que l’analyse de la littérature scientifique traitant des différences d’aptitudes entre les sexes est un véritable catalogue de généralisations abusives et d’extrapolations douteuses. La théorie des deux cerveaux, par exemple. Née dans les années 70, elle prétend que les femmes sont plus douées pour le langage, a cause de leur hémisphère gauche plus performant, tandis que l’aptitude des hommes pour se repérer dans l’espace s’expliquerait par un hémisphère droit dominant. « L’imagerie cérébrale ajustement révélé que les deux hémisphères sont en communication permanente, récuse Catherine Vidal. Une fonction n’est jamais assurée par une seule région, mais plutôt par un ensemble de zones reliées entre elles en réseaux. » Pourtant, la revue Nature a bien fait sa une en 1995 avec deux images chocs qui montraient des activations cérébrales différentes chez l’homme et chez la femme. Cette étude, portant sur... seulement vingt sujets, est devenue une référence. Une autre étude sur plusieurs centaines d’individus a depuis montré le contraire ? Peu importe. « Il aurait suffi que l’on voie une différence chez dix sujets : l’imagerie cérébrale, administrant la preuve en la rendant matérielle, presque palpable, a une telle force symbolique qu’elle porte à généraliser l’observation... et à dire plus que ce qu’on observe ! » Tout le monde a envie d’un support solide de son identité : ces belles images sont fascinantes, elles rassurent notre besoin de certitudes. Et l’on préfère ne pas savoir qu’elles permettent juste de dire « comment ça marche », et pas « pourquoi ».

Mais pourquoi s’interdire d’examiner si, à anatomies cérébrales distinctes, ne correspondent pas des aptitudes cognitives distinctes ? « Justement, réplique Catherine Vidal, ces variations sont gigantesques entre les individus d’un même sexe ! » Sur plus d’un millier d’études en IRM (imagerie par résonance magnétique), seules quelques dizaines ont montré des différences entre les sexes, guère plus marquées que celles qui séparent le cerveau d’un violoniste et celui d’un matheux, ou celui d’un athlète et celui d’un champion d’échecs... 90 % des synapses se mettent en place progressivement jusqu’à l’âge de 18-20 ans et continuent de se développer jusqu’à la fin de la vie. Comment croire alors que notre destin soit inscrit dans notre cerveau dès la naissance ? « C’est en totale opposition avec nos connaissances scientifiques, rappelle Catherine Vidal. Aujourd’hui, le maître mot est celui de "plasticité cérébrale" : il décrit les processus de modelage des circuits de neurones en fonction de notre expérience vécue. » Autrement dit, le cerveau, dans sa construction, incorpore toutes les influences de l’environnement, de la famille, de la culture, de la société : on est bien loin de l’inné.

L’affaire pourrait en rester à la discussion entre scientifiques. Mais, sur ces sujets qui touchent tout un chacun, le problème provient surtout de l’utilisation sociale, voire politique, que l’on en fait. On pense particulièrement à la psychologue canadienne Doreen Kimura, auteur de Cerveau d’homme, cerveau de femme ?, mais aussi membre actif du Freedom Party. ce mouvement ultralibéral qui s’oppose aux programme : d’aide sociale et à l’Idée même d’égalité des chances Partant du postulat que les garçons et les filles cor mencent leur vie avec des atouts et des handicaps sQt-cifiques, elle estime qu’il faut adapter leur scolarité selon ce principe. « Par exemple, rien ne sert d’inciter les femmes à suivre des filières scientifiques, car "leur tendance naturelle ne les y pousse pas". »

Ce détournement idéologique du discours scientifique éclairerait-il une énigme ? Dans les facultés de sciences des pays riches, le nombre de femmes dans les sections « sciences et structures de la matière » n’a pas connu d’augmentation depuis... quarante ans (toujours autour d’un tiers des effectifs) ! « Rappelons avec force que ce ne sont pas les filles qui n’aiment pas les sciences, mais tes sciences qui n’aiment pas les fiifes, explique la sociologue Catherine Marry. Ces formations leur ont longtemps été interdites, l’Ecole normale supérieure n’est devenue mixte qu’en 1986 ! Une fille qui choisit de poursuivre un cursus scientifique a déjà surmonté une orientation précoce vers les matières littéraires. » Le choix d’une math sup, fréquent pour un garçon qui montre un minimum d’aptitudes pour les mathématiques, ne va en effet pas de soi pour une fille. Elle ira plus facilement vers les sciences du vivant, jugées moins « desséchantes ». A moins, précise Catherine Marry, qu’elle ne bénéficie du modèle d’une femme physicienne dans sa famille.

Aux Etats-Unis, l’épisode Summers s’est soldé récemment, après une motion de défiance votée à rencontre du président, par la création de deux commissions chargées de veiller au statut des femmes à Harvard et à leur accès aux sciences. En France, Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys rappellent que, sur l’humain, les neurosciences n’auront jamais et ne doivent pas avoir le dernier mot. Raison de plus pour que les sciences humaines s’intéressent de près aux travaux scientifiques plutôt que les ignorer ou les disqualifier a priori : « Un véritable travail d’analyse critique reste à faire à partir des dernières publications sur le "sexe du cerveau" et de leur réception. » C’est bien aussi dans le jardin des sciences humaines que Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys jettent une pierre...

• Sophie Lherm, un article paru dans Télérama, mai 2005

(1) Les images obtenues par résonance magnétique fonctionnelle (IRMF) reconstituent les variations locales de débit sanguin cérébral, qui augmente quand les neurones s’activent


Références :
 Cerveau, sexe et pouvoir, de Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys, éd. Belin, 2005, 110 p., 16 €.
 L’Invention du naturel, Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, de Delphine Gardey et llana Lôwy, éd. des Archives contemporaines, 2000, 228 p., 24 €.
 Femmes, genre et sociétés, L’état des savoirs, sous la dir. de Margaret Maruani, éd. La Découverte, 2004, 400 p., 25 €.
 Les Femmes ingénieurs : une révolution respectueuse, de Catherine Marry, éd. Belin, 2004, 287 p., 21,50 €.
 Cerveau d’homme, cerveau de femme ? de Doreen Kimura, éd. Odile Jacob, 2003, 256 p., 26,68 €.