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Au commencement, il y a l’injure

mardi 28 août 2007, par Andy

Réflexions sur la question gay, Didier Eribon, Fayard - Au commencement, il y a l’injure...

« Un enfant peut savoir à 10 ans - sans le savoir vraiment, mais en le sachant tout de même - que le mot « pédé » n’est pas loin de le désigner, et qu’un jour assurément il le désignera (d’où le malaise, l’horreur souvent, d’avoir à le comprendre de plus en plus précisément au fur et à mesure que les années passent et d’avoir à l’admettre, et plus encore à admettre que les autres le sachent aussi). » Didier Eribon

« En tout cas, quelle que soit la motivation de celui qui lance l’insulte, il est indéniable qu’elle fonctionne toujours et fondamentalement comme le rappel à l’ordre sexuel puisque, même si la personne désignée n’est pas homosexuelle, il est dit explicitement qu’être homosexuel est non seulement condamnable mais que tout le monde considère comme infamant d’être accusé de l’être. »

« L’apprentissage du regard porté sur le monde et sur les autres, celui de la place que l’on peut occuper dans ce monde et dans le rapport aux autres, s’opèrent donc en même temps que l’inscription dans les structures mentales les plus profondes du fait qu’il existe des insultes pour désigner un certain nombre de personnes dont il est présupposé qu’elles ont des caractéristiques en commun - en ce cas, des pratiques sexuelles et une identité psychologique - réelles ou imaginaires, naturelles ou produites par une histoire commune. Cet apprentissage est presque substantiel à l’apprentissage du langage. L’on apprend très jeune qu’il y a des gens qu’on peut traiter de « pédé » ou de « gouine », et l’un des effets les plus redoutables et les plus efficaces de cette injure est qu’elle opère comme un acte de censure, comme la formulation d’un interdit qui s’adresse à tous en ce qu’il édicté, garantit et renforce la norme hétérosexuelle, en barrant l’accès à ce qui est stigmatisé par le langage. Mais, bien sûr, l’effet de cet interdit s’imprime plus profondément chez ceux et celles qui, de manière très étrange, savent confusément dès le plus jeune âge qu’ils sont ces êtres « anormaux » désignés par les paroles de haine, même si l’on doit ajouter que ce n’est pas le cas de tous ceux qui deviendront homosexuels dans la mesure même où il est certain, au contraire, que l’injure empêche un grand nombre d’individus d’avoir accès à cette information sur eux-mêmes, à cette conscience d’eux-mêmes, et « retarde » leur vie dans la dimension de la sexualité qui sera, plus tard, la leur. »

« Bien sûr, l’injure « pédé » n’est pas lancée seulement à l’adresse de ceux qui sont soupçonnés de l’être. Elle a une sorte de portée universelle. Toute personne de sexe masculin, quel que soit son âge, peut, à un moment ou à un autre, être visée par cette insulte, ne serait-ce que dans la cour d’une école ou dans les embouteillages d’une ville. »

« L’injure en tant qu’elle définit l’horizon du rapport au monde, produit un sentiment de destin sur l’enfant ou l’adolescent qui se sentent en contravention avec cet ordre et, un sentiment durable et permanent d’insécurité, d’angoisse, et parfois même de terreur, de panique. De nombreuses enquêtes ont démontré que le taux de suicides ou de tentatives de suicide chez les jeunes homosexuels est considérablement plus élevé que chez les jeunes hétérosexuels. »

« II est bien évident que, pour de jeunes gays ou de jeunes lesbiennes qui doivent construire leur identité personnelle sans avoir d’autres modèles que les images caricaturales, insultantes, et qui n’ont d’autres schèmes pour penser leur sexualité et leur affectivité que les mots d’injure qui les entourent - sans même qu’ils s’adressent précisément à eux/elles -, le seul fait que d’autres images soient produites, que d’autres modèles d’identification soient repérables dans la société, que soit visible cet ensemble de phénomènes qu’on appelle la « culture gay », est générateur de liberté... »

« L’omniprésence de l’image hétérosexuelle démontre a contrario que des représentations ne conduisent personne à devenir ceci ou cela : un gay peut être exposé toute sa vie, toute son enfance ou son adolescence à l’image hétérosexuelle, il ne deviendra pas hétérosexuel pour autant. »