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Question de stéréotype

mercredi 10 juillet 2002, par phil

Qu’est-ce qu’un stéréotype ?

Le stéréotype désigne, en termes d’imprimerie, l’image qui à partir d’un ensemble de caractères fixe permet de répéter l’impression. Le journaliste Walter Lippman a, le premier, dans son livre Public Opinion (1922), appliqué ce terme aux « images dans la tête » que nous avons d’autres groupes. En termes modernes, le stéréotype est un ensemble de croyances donnant une image simplifiée des caractéristiques d’un groupe. Le préjugé inclut le stéréotype, qui en constitue l’aspect cognitif, mais y ajoute « un aspect conatif (la prédisposition à agir d’une certaine façon) » et un aspect affectif, fait de sentiments de méfiance, de mépris... Le préjugé, en effet, est généralement péjoratif.

Quel rôle jouent-ils ?

« Les stéréotypes et les préjugés remplissent une fonction, souligne Charles Stangor m. Les gens y tiennent parce qu ’ils les aident à donner sens au monde qui les entoure, à se sentir bien dans leur peau et à être acceptés par les autres. » En effet, définir un groupe par un petit nombre de traits nous permet de savoir rapidement à quoi nous attendre : les femmes sont coquettes, les Allemands sont sérieux... Cette simplification nous fait gagner du temps : dans une ville inconnue, je demanderai mon chemin à un chauffeur de taxi ou à un policier, parce que je les mets dans la catégorie « connaissent leur ville ». Cela, c’est l’aspect cognitif. L’aspect social est important : les stéréotypes caractérisent le groupe des « autres » - l’exogroupe - par rapport à « notre » groupe, ou endogroupe ; si nous nous situons comme Français, les autres, ce sont les étrangers ; comme hommes, ce sont les femmes, etc. Les traits que nous attribuons à ces autres nous servent à renforcer notre identité sociale, en « nous » valorisant par rapport à « eux ». Ce besoin de valoriser, et de favoriser, son camp apparaît Les représentantes de l’Amérique du Sud pour l’élection de Miss Monde 1998. même lorsque les groupes sont constitués sur une base artificielle - ce que Henri Tajfel a appelé des « groupes minimaux » ra. Exemple : on divise des gens en deux groupes, sur la base d’une prétendue préférence pour un de ces deux peintres, Klee ou Kandinski (en fait au hasard), puis on leur donne à répartir de l’argent entre deux personnes : chacun favorise celui qui appartient à son propre groupe. A partir de ce type d’expériences, H. Tajfel a élaboré une « théorie de l’identité sociale », en vertu de laquelle « les individus s’efforcent d’élaborer une identité sociale positive [...] qui résulte en bonne part des comparaisons favorables qui peuvent être faites entre l’endogroupe et quelques exo-groupes pertinents » p]. Autre « utilité » sociale des préjugés : offrir un motif avouable au rejet de l’autre (« rationalisation »). Prenons le cas des immigrants chinois en Californie : à leur arrivée, en 1850, on les dit rangés, travailleurs, s’adaptant facilement ; vingt ans plus tard, alors qu’ils sont devenus des concurrents pour la main-d’œuvre locale, ils sont qualifiés de dangereux, menteurs, impossibles à assimiler... La compétition accentue la tendance de chacun à voir les autres comme « les méchants », et les siens comme « les bons », comme le montre l’expérience classique de Muzafer Shérif. Deux groupes d’enfants âgés de 12 ans séjournent dans des camps de vacances voisins. Les animateurs les opposent dans des jeux compétitifs : les deux groupes deviennent hostiles, se lancent dans des bagarres, alors que dans chaque groupe la solidarité entre membres augmente.

D’où viennent-ils ?

Viennent-ils de l’expérience, c’est-à-dire reposent-ils sur un « noyau de vérité » ! Pas nécessairement. Eugène Hartley l’a démontré en 1946, en évaluant l’attitude d’Américains envers 35 groupes ethniques... dont trois fictifs : les Danériens, les Piréniens et les Walloniens. Eh bien ! ils ont été plus rejetés que la moyenne, alors que « nul n ’avait pu être attaqué par un Pirénien ou dévalisé par un Wallonien »&]... Viennent-ils de l’éducation ? Oui : les enfants américains blancs, dès 4-5 ans, préfèrent les poupées blanches aux poupées noires. La transmission des préjugés se fait par les parents, mais aussi par l’école, les livres, les films. Toutefois, les enfants, en grandissant, peuvent changer d’avis. D’après une étude récente menée en Australie, à 8-9 ans, les enfants blancs font la différence entre les images négatives des Noirs véhiculées par leur culture et leur opinion personnelle $\. Viennent-ils du caractère ? Theodor Adorno a défini la « personnalité autoritaire », caractérisée par la rigidité de ses opinions et par l’hostilité à l’égard de tous les groupes minoritaires, contrastant avec le conformisme et la soumission à l’égard des autorités. On a expliqué cette personnalité par l’éducation : si les parents sont autoritaires et rigides, l’enfant réagit par des pulsions agressives qu’il refoule - ses parents étant censés être parfaits - et projette ensuite sur le monde extérieur. Viennent-ils du statut social ? Oui : ceux qui ont le plus besoin de se démarquer d’un groupe dominé sont ceux qui appartiennent au groupe dominant, mais au bas de l’échelle de ce groupe. Ainsi, aux Etats-Unis, nul n’était plus raciste que les « petits Blancs » du Sud.

Peut-on les modifier ?

Oui et non... Ils résistent, parce qu’ils répondent à des besoins ; aussi recourt-on inconsciemment à diverses stratégies pour les maintenir :

Une perception et une mémoire sélectives : nous retenons mieux les arguments en faveur de nos opinions - et une interprétation biai-sée. Exemple : on montre à un groupe d’étudiants une vidéo de Hannah, 9 ans, jouant dans un environnement cossu et, à un autre groupe, la même enfant dans un environnement pauvre ; puis les deux groupes voient la même vidéo d’Hannah passant des tests d’aptitude que tantôt elle réussit, tantôt pas. Résultat : Hannah « riche » est vue comme intelligente, et ses échecs sont attribués à l’inattention ; Hannah « pauvre » est vue comme limitée.

La pseudo-rationalisation : la stratégie la plus courante est celle des bons cas -P« ami juif », le « Noir intelligent ». Gordon Allport, auteur d’un ouvrage fondamental sur les préjugés [8], commente : « En excluant quelques cas privilégiés, on maintient intacte la vision négative de tous les autres cas. » Stratégie réciproque, jouant le même rôle : la généralisation à partir d’un cas : « Les femmes conduisent mal, la preuve : j’en ai vu une qui... »

La prophétie qui se réalise d’elle-même : les attentes envers les autres, positives ou négatives, les influencent : c’est l’effet Pygma-lion. Un exemple entre autres : on fait passer une épreuve de golf à deux groupes, l’un de Noirs, l’autre de Blancs ; on fait croire à la moitié de chaque groupe qu’on teste l’aptitude physique, à l’autre moitié, l’intelligence stratégique : les Noirs réussissent mieux lorsqu’ils croient qu’on teste leur aptitude physique, les Blancs leur intelligence [9]. Quand les « victimes » du stéréotype le confirment, il se crée un cercle vicieux : ainsi, les jeunes filles du temps jadis, en se comportant conformément à l’image qu’avaient les hommes de la féminité, dans le but de leur plaire, confortaient ce stéréotype. Le cercle vicieux est encore plus dangereux lorsque les actes s’enchaînent aux images. Par exemple, les Noirs sont considérés comme des êtres inférieurs, par conséquent on ne leur accorde pas suffisamment de chances d’éducation donc ils deviennent effectivement inférieurs du point de vue de ce qu’ils accomplissent effectivement.

Le préjugé peut conduire à la victimisation d’un groupe de personnes, voire à sa destruction. G. Allport décrit le processus qui a conduit le régime nazi jusqu’à la Shoah. Il énumère cinq étapes : 1) l’expression d’opinions négatives sur le groupe visé (ici, les Juifs) ; 2) l’évitement des relations ; 3) les mesures discriminatoires ; 4) les actes d’agression ; 5) l’extermination. Certes, la progression jusqu’à l’étape finale n’est pas inéluctable mais, insiste-t-il, « l’action à un niveau facilite le passage à un niveau de persécution plus élevé ». Il est donc souhaitable d’agir contre les stéréotypes et préjugés, mais est-ce possible ? Depuis quelques années, les recherches les montrent comme plus malléables qu’on ne le croyait [toi. Ainsi, des préjugés antiasiatiques peuvent disparaître si l’estime de soi y gagne (exemple : le sujet a de bons résultats à un test d’intelligence administré par un Asiatique) ; les gens qui voient la photo d’un Noir dans une église donnent une image positive des Noirs ; dans la rue, une image négative. En partant de telles constatations, un certain nombre de chercheurs estiment que stéréotypes et préjugés ne sont pas des représentations stables de la réalité, mais des constructions élaborées au coup par coup en fonction du contexte, de la motivation, etc. ; avec peut-être une composante stable qui serait la personnalité. C’est encore à prouver.

Si les stéréotypes changent spontanément, on peut espérer les modifier. Quatre voies principales ont été tentées :

La loi : les lois contre la discrimination peuvent être mal accueillies dans un premier temps mais s’imposer à la longue, comme aux Etats-Unis.

L’information et l’appel à la raison : les préjugés résistent aux faits, mais la persistance peut être payante. Une équipe israélienne, pour modifier l’image négative que des écoliers de 10 à 12 ans avaient des enfants arabes, a mis au point un programme se déroulant sur six séances et sous deux formes : soit une lecture d’histoires, soit une projection de films, mettant en scène des enfants israéliens et arabes, et suivie d’un débat. Ce programme a été efficace - un peu plus avec le matériel audiovisuel [11].

Le contact : mettre en contact élèves, résidents, soldats, etc. d’ethnies différentes est la méthode qui a été le plus employée. Elle peut réussir, a-t-on établi, si les membres des deux groupes se rencontrent sur un pied d égalité, et s ils ont vraiment l’occasion d’apprendre à se connaître.

La coopération : si elle s’ajoute au contact, elle augmente les chances de succès. Revenons à l’expérience de M. Shérif : après avoir transformé en ennemis les adolescents des deux camps de vacances, on essaie de les rapprocher au moyen d’activités en commun (repas, sport). Cela ne suffit pas. On leur propose alors des « buts supraordonnés », c’est-à-dire d’intérêt commun aux deux groupes, tels que dépanner le camion qui rapporte les vivres pour tous : l’hostilité s’atténue puis disparaît, et des amitiés inter-groupes finissent par se nouer. Claudie Bert

Pour tester vos préjugés et stéréotypes dont vous êtes victime, allez voir cette plateforme internet : http://www.prejuges-stereotypes.net...


Notes :

[I] C. Stangor (dir.), Stéréotypes and Préjudice : Essential Rea-dings, Psychology Press, 2000. [2] H. Tajfel et al., « Social catégorisation and intergroup behavior », European Journal of Social Psychology, vol. I, 1971. [3] A.-M. de La Haye, La Catégorisation des personnes. Presses universitaires de Grenoble, 1998. [4] M. Shérif et al., Intergroup Conflict and Coopération : The Robbers Cave Experiment, University of Oklahoma Book Exchange, 1961. [5] O. Klineberg, Psychologie sociale, Puf, 1959. [6] M. Augoustinos et D. L Rosewarne, « Stéréotype know-ledge and préjudice in children », British Journal of Develop-mental Psychology, vol. XIX, n° 1, 2001. [71 J. M. Darley et P. H. Gross, « A hypothesis-confirming bias in labelling effects ». Journal of Personality and Social Psychologis, vol. XLIV, 1983. [8] G. Allport, The Nature of Préjudice, Addison-Wesley, 1954 (réédité en 1994). [9] « Préjugé et performance ». Sciences Humaines, n° 104, avril 2000. [10] I. V. Blair, The malleability of automatic stéréotypes and préjudice, Personality and Social Psychology Review, vol. VI, n° 3, 2002. [II] M. Sloane et al., Ethnie stereotypic attitudes among Israël ! children : Two interventions programs, Merrill-Palmer Quar-terly, vol. XLVI, n° 2, 2000.


Post-Scriptum :
Extrait d’article : Juin 2003 [Sciences Humaines n° 139]