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Trouble dans le genre, conclusions de Judith Butler et critiques

dimanche 26 août 2012, par phil

BUTLER Judith
Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion
Préface d’Éric Fassin, traduction de Cynthia Kraus La Découverte,
2005.


Extrait
Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou lieu de la capacité d’agir à l’origine des différents actes ; le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes.

 L’effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l’illusion d’un soi genre durable. Cette façon de formuler les choses extrait la conception du genre d’un modèle substantiel de l’identité au profit d’une conception qui le voit comme une temporalité sociale constituée.

 De manière significative, si le genre est institué par des actes marqués par une discontinuité interne, alors l’ apparence de la substance consiste exactement en ceci : une identité construite, un acte performatif que le grand public, y compris les acteurs et actrices elles/eux-mêmes, vient à croire et à reprendre [perform] sur le mode de la croyance. Le genre est aussi une norme que l’on ne parvient jamais entièrement à intérioriser ; l’« intérieur » est une signification de surface et les normes de genre sont au bout du compte fantasmatiques, impossibles à incarner.

 Si le fondement de l’identité de genre est la répétition stylisée d’actes et non une identité qui fonctionne apparemment sans interruption, alors la métaphore spatiale du « fondement » sera évincée et se révélera être une configuration stylisée, même un mode genre sur lequel le temps prend corps. On verra alors que la permanence d’un soi genre est structurée par des actes répétés visant à s’approcher de l’idéal du fondement substantiel pour l’identité, mais qui, à l’occasion de discontinuités, révèlent l’absence, temporelle et contingente, d’un tel fondement. Il convient précisément de chercher les possibilités de transformer le genre dans le rapport arbitraire entre de tels actes, dans l’échec possible de la répétition, toute déformation ou toute répétition parodique montrant combien l’effet fantasmatique de l’identité durable est une construction politiquement vulnérable.

 Or si les attributs de genre ne sont pas « expressifs » mais performatifs, ils constituent en effet l’identité qu’ils sont censés exprimer ou révéler. La différence entre « expression » et performativité est cruciale. Si les attributs et les actes du genre, les différentes manières dont un corps montre ou produit sa signification culturelle sont performatifs, alors il n’y a pas d’identité préexistante à l’aune de laquelle jauger un acte ou un attribut ; tout acte du genre ne serait ni vrai ni faux, réel ou déformé, et le présupposé selon lequel il y aurait une vraie identité de genre se révélerait être une fiction régulatrice.

 Si la réalité du genre est créée par des performances sociales ininterrompues, cela veut dire que l’idée même d’un sexe essentiel, de masculinité ou de féminité — vraie ou éternelle —, relève de la même stratégie de dissimulation du caractère performatif du genre ri des possibilités performatives de faire proliférer les configura lions du genre en dehors des cadres restrictifs de la domination masculine et de l’hétérosexualité obligatoire.

 Les genres ne peuvent être ni vrai ni faux, ni réalités ni simples apparences, ni des originaux ni des imitations. Dans la mesure où l’on porte de manière crédible ces attributs de genre, on peut les rendre vraiment et absolument incroyables.


Dé-ranger le genre et ouvrir le champ des possibles

 Publié en 1990 aux États-Unis puis traduit en français en 2005, Trouble dans le genre, de Judith Butler, vient malheureusement conforter la vieille rumeur selon laquelle tout ce qui naît aux États-Unis (dans le domaine social, politique, culturel, économique...) finit par se réaliser en Europe dix ans après et par arriver en France cinq ans plus tard ! Les États-Unis seraient-ils une boule de cristal de nos destinées ? le « think-tank » philosophique qui éclaire par sa pensée et sa pratique notre nouvelle cartographie sociétale ? En tout cas, ce livre donne l’occasion de rappeler que la France a refusé, à un moment où émergeaient pourtant des problématiques articulant le sexe, le genre et le désir (à travers le Pacs, l’homoparentalité, etc.), d’entamer une réflexion philosophique approfondie sur les notions de genre et de sexe et de les extraire de leur carcan idéologique et institutionnel. Cela est d’autant plus paradoxal que la pensée de Judith Butler vient boire à la source de ce qu’on appelle la French theory. Même si ce mouvement est avant tout une construction américaine, il s’inspire abondamment des travaux de Claude Lévi-Srauss, Michel Foucault, Jacques Lacan, Julia Kristeva et Monique Wittig. Bien qu’il se focalise sur les traditions sociologique et anthropologique anglo-américaines des études de genre, ce livre offre un melting-pot conceptuel et intellectuel qui permet à des auteurs de correspondre subtilement et de faire l’objet d’une critique riche et novatrice. Il souffrirait donc d’un double handicap (trop américain pour les Européens, trop eurocentriste pour les Américains) qui pourtant fait sa force de conviction et d’intérêt. En effet, la pensée de Judith Butler se veut circulaire, omnidirectionnelle, opérant des allers et retours constants entre les différentes approches de réflexion sur le genre, l’auteure se plaçant elle-même au centre de ce jeu complexe et vertigineux de miroirs de pensées. L’ouvrage n’est pas tant déroutant par son style que par cet effort continuel qu’il demande au lecteur pour suivre ces confrontations conceptuelles aboutissant à une pensée déconstructrice. C’est au prix de cet effort que l’on perçoit l’émergence des mouvements de pensée qui parcourent le livre (queer theory, French feminism cultural studies, cultural left, post-structuralisme, théorie critique) et la démarche de Butler en tant qu’étude de « pensée comparée du genre » pour l’émergence d’une autre pensée, subversive.

 Elle peut se résumer en quelques idées phares qui tracent les grandes lignes du projet de Judith Butler :

 désolidariser la notion de genre du couple féminin/masculin ; mettre à nu le jeu des normes derrière l’apparence de la nature ;
 revisiter la notion de genre dans son rapport à la sexualité ;
 proposer des approches subversives dans les fragilités de la matrice hétérosexuelle, hégémonique et hiérarchisée ; montrer que le genre comme le sexe résultent du processus de construction ;
 prouver que le genre est performatif (il prend forme par le fait même d’être énoncé et mis en pratique, joué) ;
 s’appuyer sur la généalogie critique (propre à Michel Foucault) et la déconstruction (propre à Jacques Derrida) pour conceptualiser la démarche ;
 refuser toute identité stable et avancer l’idée que la notion de genre est trouble et génère un trouble dans le genre ;
 s’éloigner d’un communautarisme identitaire afin de remettre en cause la matrice hétérosexuelle en la dénaturalisant.

 Le tricot intellectuel est construit de mailles qui dépendent les unes des autres. En tirer une, c’est amener tout le livre à soi. L’approche de l’auteure est complexe car elle refuse de s’inscrire dans des normes de pensées construites et dominantes.

 On pourrait dire que Judith Butler cherche à faire vaciller le genre : créer un autre ordre qui bouleverse la structure, dé-ranger en créant du trouble, se refuser au pouvoir de l’ordre assigné, détourner le genre de son droit chemin. S’agit-il pour elle de créer les conditions nécessaires à une révolution du genre ? Le fondement du livre repose sur le fait que la cohabitation complexe du genre et de la sexualité est génératrice de trouble. À cela s’ajoute le fait que le sexe lui-même serait aussi une fabrique.
 La pensée de Judith Butler est politique, engagée (...) le genre est aussi une manière de signifier des rapports de pouvoir dont il faut se jouer pour mieux les démonter. La drag queen est significative de cette notion de jeu, de parodie et de performativité. Bien qu’elle ne reflète pas la féminité normative, elle se situe, par sa performance, sur un pied d’égalité avec toute femme, réduisant ainsi notre vision binaire des genres à des phénomènes de construction. Le corps « genré » est performatif dans le sens où il n’y a pas de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité. La « drag » trouble le modèle expressif du genre et remet en cause l’idée qu’il y aurait une vraie sexualité de genre. Elle joue sur la dissonance entre l’être et le paraître, le sexe et le genre de la performance, et parodie l’idée qu’il y aurait de « vraies femmes » et de « vrais hommes » : « Si la vérité intérieure du genre est une fabrication et si l’idée qu’il y aurait un vrai genre est un fantasme construit et inscrit à la surface des corps, alors il semble que les genres ne peuvent être ni vrais ni faux, mais produits comme les effets de vérité d’un discours de l’identité première et stable. »

Judith Butler s’ingénie donc à produire, à déconstruire, à dénaturaliser les identités sexuelles et de genre, et à perturber les mécanismes de production. À travers cette tentative d’ouvrir tous les champs du possible, elle oblige parfois le lecteur à abandonner des modes de pensée archaïques et névrotiques. Ainsi la force essentielle de ce livre repose-t-elle sur sa capacité à réévaluer notre propre perception du moi et la manière dont elle est construite.

 Les deux objectifs du livre consistent d’une part à s’interroger sur la critique d’une présomption d’hétérosexualité (elle s’attaque au dogme central de la pensée de la différence sexuelle qu’est à ses yeux l’hétérosexisme), et d’autre part à fragiliser les présupposés sur les limites et les bons usages du genre. (...) Sa devise est bien d’ouvrir le champ des possibles, ce qui « paraît tellement évident aux personnes qui ont fait l’expérience de vivre comme des êtres socialement "impossibles", illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes » (Introduction, 1999, p. 26).

 Judith Butler, à travers de brefs passages sur les « transgenres » et les transsexuels(le)s avance l’idée que l’entre-deux, la transformation interrogent sur ce qu’est une identité « genrée » et qu’il est impossible d’établir une corrélation entre les pratiques drags ou transgenres et les pratiques sexuelles. Il est impossible ainsi de cartographier la sexualité avec les termes bi, homo et hétéro car les genres sont mouvants et changeants.

(...)

Judith Butler insiste pour dire que, derrière son livre, il y a une personne : engagée, militante, solidaire, curieuse, ouverte sur l’autre. C’est cette intellectuelle novatrice et modeste qui propose une vraie révolution de la pensée !

Extraits d’une critique de Jean-Luc Deschamps, professeur d’anglais, comédien , parue sur le site du sceren.