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L’ÉGALITÉ FEMMES-HOMMES : UN ENJEU POUR LES SYNDICATS DU MONDE DE L’ÉDUCATION

jeudi 25 août 2016, par Lionel 3

Stéréotypes de sexe : quels impacts sur l’éducation ? Intervention de Brigitte GRESY
Colloque 2015 du centre Hubertine Auclert


Je voudrais commencer mon intervention par le paradoxe de l’égalité, avant de soulever quatre points sur les stéréotypes, leur fonctionnement, leurs effets, ainsi que les actions pour lutter contre eux. Françoise MILEWSKI nous a tracé un tableau passionnant du paradoxe de l’égalité. La progression du travail des femmes et les évolutions en la matière constituent une révolution du XX e , qui se poursuit au XXI e . Il faut se féliciter des avancées notoires, mais également garder à l’esprit la tragédie des 20 % : les femmes continuent de constituer à peine 28 % de la représentation nationale, l’écart de rémunération demeure de l’ordre de 24 %. Dans des entreprises du CAC 40, les conseils d’administration sont composés à 30 % de femmes, à cause de la loi de janvier 2011, mais elles sont bien moins nombreuses dans les entreprises du SBF 120 et autres. Seulement 20 % des salarié-e-s à temps partiel sont des hommes, qui accomplissent 20 % des tâches domestiques. Les écarts se réduisent un peu, tout en restant importants. Et pourtant, les femmes sont la moitié de l’humanité.


L’on constate dans cette situation, un écart considérable entre des avancées fortes et des sortes de pétrifications mentales qui nous plongent dans un monde de représentations sexuées, les stéréotypes de sexe. Nous avons un pied dans le siècle nouveau, et un autre dans des siècles préhistoriques, avec des résistances et des mouvements de fond. Quels sont ces systèmes de représentations, assignant les femmes et les hommes à des comportements sexués, dits masculins ou féminins, qui seraient en quelque sorte déterminés ? Je voudrais attirer votre attention sur deux publicités de l’éducation nationale pour le recrutement de 17 000 personnes, il y a quatre ans. Elles opposaient Laura, qui avait trouvé le poste de ses rêves, lisant le jour, en position alanguie, et Julien, qui avait obtenu un poste à la hauteur de ses ambitions, travaillant la nuit et proactif devant un écran d’ordinateur. Une publicité du salon des grandes écoles montre des algorithmes complexes sortant du cerveau de l’un des garçons, et « 1+1=3 », du cerveau de l’une des filles.

Les stéréotypes sont un système de classement du monde. Il convient de ne pas les confondre avec la catégorisation mentale. Celle-ci consiste à découper le monde en ensemble de choses ou de personnes de même nature, sur la base de leurs caractéristiques communes. Elle est normale et automatique. En revanche, les stéréotypes sont des représentations simplifiées et parfois déformées de la réalité. Ces généralisations mensongères prennent des caractéristiques appartenant à quelques membres du groupe, pour les étendre à l’ensemble de ses membres. Si les catégories aident à penser le réel, les stéréotypes piègent la pensée et conduisent à des injonctions. Au lieu d’appréhender l’identité des femmes ou des filles, selon une double logique individuelle et collective, on prétend que toutes les femmes sont la femme, comme si elle n’était pas représentée comme le support potentiel d’un sujet, mais comme un symbole ou une fonction liés au désir masculin ou au signifiant social. Les catégories binaires opposent ainsi le masculin au féminin, l’actif au passif, le positif au négatif, etc.

Par ailleurs, le masculin occupe une position asymétrique privilégiée par rapport au féminin, qui reste relatif et subordonné. L’actif, valorisé dans notre monde occidental, est du côté du masculin, et le passif, dévalorisé, du côté du féminin. Dans les civilisations orientales, le passif, ataraxie du sage qui maîtrise ses pulsions, est du côté du masculin, et l’actif, représentant l’énergie brouillonne, est du côté du féminin. Ainsi, le masculin l’emporte toujours sur le féminin, comme en grammaire. C’est là que se joue tout l’enjeu de la féminisation, notamment des noms de métiers et des règles d’accord. Je rappelle que ce n’est qu’au début du XVIIème siècle que la règle de proximité a été effacée au profit du masculin, qui l’emporte sur le féminin. Il importe que les postes les plus prestigieux de directrices soient féminisés, car si l’on n’existe pas dans la langue, l’on n’existe pas dans le réel. Il faut signaler que cette féminisation ne pose pas de difficultés pour un certain nombre de fonctions moins valorisées dans la cotation des emplois. Il convient de souligner que les stéréotypes ne créent pas les inégalités, qui préexistent, mais les légitiment en les naturalisant et en les rendant ainsi invisibles. Il devient alors difficile de débusquer ces stéréotypes.

Je voudrais faire une incursion dans l’univers des 0-3 ans, celui qui précède le vôtre, l’école. Les filles et les garçons, dès la naissance, n’apprennent pas la même chose. L’on pourrait penser que dans un milieu mixte, la mixité garantit l’égalité. En analysant une série de contrats entre la ville et les écoles, je n’ai décelé à aucun moment l’emploi des mots « fille » et « garçon ». Ils utilisent le terme « enfant », dont la neutralité semble nous protéger des stéréotypes. Or, il n’en est rien. J’ai identifié dans cette analyse les six cercles des « impuissances apprises ». Les filles et les garçons sont sevrés d’un ensemble d’apprentissages, au motif précisément qu’ils sont des filles et des garçons. Le premier cercle des impuissances apprises est celui des mouvements, opposant des encouragements à la motricité et au déplacement, donc à la maîtrise de l’espace, pour les garçons, et les incitations au calme, à l’attention et à l’apparence pour les filles. Le deuxième cercle concerne la gestion des émotions, où l’on montre, dans la toute petite enfance, une rétention des émotions chez les petits garçons, sauf de la colère, et une incitation à l’expression de leurs états émotionnels chez les filles. Le troisième cercle a trait aux jeux et jouets. Construction, manipulation, assemblage permettant d’acquérir des compétences spatiales, mathématiques et analytiques, sont observés du côté des garçons. Les jouets des filles sont davantage liés à la sphère de la maison, ou à des jeux d’imitation ou de rôle, renvoyant davantage à des compétences verbales. Dans le cercle du sport, l’on encourage, chez les garçons, la motricité et l’exploit, ainsi que des jeux collectifs, dont on sait qu’ils nous apprennent le succès et l’échec, que nous devons gérer dans le monde du travail, les échecs étant au moins aussi importants que les succès. Chez les filles, l’on insiste davantage sur le beau à voir, l’élégance et le sport individuel. L’on apprend aux garçons, dans le cinquième cercle, l’aisance, l’autonomie et l’agilité. Les petites filles sont souvent entravées dans leurs mouvements, y compris lorsqu’on les habille pour l’école, limitant les possibilités de jouer, de se dépenser, et de se salir. Le dernier cercle concerne les livres, où les personnages masculins sont plus nombreux que les personnages féminins. Les personnages masculins sont présentés davantage par leur caractère, et moins par des attributs physiques. Les personnages féminins le sont par des attributs associés au féminin, si bien que le masculin est considéré comme le neutre et universel, et le féminin est décliné par rapport au masculin. Il s’ensuit une perte de chances, avec des conséquences en termes d’estime de soi, de prise de risque, d’apprentissage, de raisonnement analytique et spatial versus l’apprentissage des émotions. Les filles se trouvent privées du dehors et de l’abstraction, et les garçons privés du dedans et de l’émotion. Cela est d’autant plus grave du fait de l’asymétrie des assignations. Dès la petite enfance, les petits garçons sont plus découragés à emprunter ce qui est considéré comme féminin, que les petites filles ne le sont à emprunter ce qui est jugé comme masculin. Être un « garçon manqué » pour une fille ne constitue pas une tare indélébile. L’expression « fille manquée » n’existe même pas.

L’asymétrie des assignations se double d’un apprentissage différencié de la réversibilité des rôles de sexes. Le double standard des attentes des enseignant-e-s et de celui des curricula (les chiffres et les lettres) fait que les filles et les garçons n’apprennent pas la même chose, ni à l’école, ni dans le monde de la socialisation tous azimuts : la rue, les médias etc. Des publicités de bodys de Petit bateau illustrent une petite fille jolie, coquette et mignonne, et un petit garçon fort, courageux, robuste, vaillant, rusé, déterminé, et surtout cool. La « coolitude » est souvent associée à la virilité au moment de l’adolescence, ce qui occasionne nombre de dégâts. Une autre publicité, de la Société générale, illustre l’esprit d’équipe, avec une photographie de petites filles ayant fait de la danse classique à la barre, mignonnes, propres et souriantes, et un autre de petits garçons, sales des pieds à la tête, sérieux, ne souriant pas. Enfin, la couverture d’un carnet de santé, maintenant retiré, d’un conseil général représentait un petit garçon, montrant avec une main levée qu’il devait encore grandir, et une petite fille se mesurant déjà la taille avec un mètre pour ne pas grossir. Sa main n’est pas levée, et elle penche la tête. Elle se serre la ceinture au propre et au figuré. La construction du sentiment de légitimité et de l’ambition diffère chez les garçons et les filles. De ce fait, ce qu’on appelle le syndrome de Cendrillon, le syndrome d’imposture, lorsque les femmes se sentent toujours démissionnaires de la sphère privée ou usurpatrices de la sphère publique, et se situent toujours dans le « trop » ou le « pas assez », jamais dans le « très » ou simplement positif, s’explique par cet apprentissage différencié des compétences et des aptitudes Ces stéréotypes peuvent aboutir au sexisme, une idéologie érigeant la différence sexuelle en différence fondamentale, et entraînant un jugement sur l’intelligence, les aptitudes ou le comportement, donc des discriminations avérées. Cela pose la question de différentes formes de sexisme dans les milieux de travail, dont le sexisme ordinaire, trop peu évoqué. J’ai récemment remis, en tant que secrétaire générale du CSEP, un rapport à la ministre des droits des femmes, sur le sexisme au travail, où je me suis efforcée de qualifier le sexisme ordinaire, qui vise tous ces petits gestes et mots qui, l’air de rien, délégitiment, décrédibilisent et infériorisent les femmes dans le monde du travail, ou les filles et les garçons dans le monde de l’école. Un autre axe des impacts est le sexisme retourné contre soi, relevant de l’ordre de l’autocensure. En effet, lors qu’une personne est censée appartenir à un groupe dévalorisé, elle intériorise cette infériorisation, ce qui fragilise son sentiment de compétence et d’efficacité personnelle. Il s’agit de l’apprentissage de l’impuissance par la menace du stéréotype. Enfin, le sexisme prend des formes terriblement perverses et sournoises, surtout de nos jours, avec le sexisme bienveillant, qui envahit le monde des entreprises, et peut-être aussi l’univers de l’adolescence. Il véhicule l’idée que les filles seraient plus intuitives, plus dans la douceur et le lien social, et sont convoquées pour leur valeur ajoutée et leur différence, et non pour leur singularité d’être humain. L’on renoue avec une division sexuée des qualités et des compétences, à nouveau naturalisée, pour retomber dans une division sexuelle binaire dans le monde du travail ou de l’école, avec les ravages qui en découlent.

Dans ce contexte, le pari est que cette différence des sexes n’entraîne pas une « désaptitude », que la plasticité cérébrale apporte le salut. L’apprentissage se révèle essentiel. Il convient de travailler sur toutes les inégalités dans le monde du travail et dans les médias, à travers les politiques publiques et les entreprises. Par ailleurs, il est essentiel de nommer le sexisme qui, à ce jour, ne jouit pas de lettres de noblesse, comme les mots « racisme » et « homophobie », pour combattre son déni et son invisibilité. D’autre part, la formation est primordiale, car l’égalité ne s’instaurera pas d’elle-même. L’inégalité se compte, et doit faire l’objet de statistiques sur tous les plans. Elle doit également être contrôlée et évaluée. Elle doit par ailleurs être sanctionnée. De ce point de vue, je me soucie du maintien de la sanction dans la négociation « égalité », quelque peu menacée par le projet de nouvelle loi sur le dialogue social, mais à présent rétablie. Enfin, l’égalité, jamais naturelle, ni innée, s’enseigne à travers une formation sérieuse, qui ne proclame pas la complémentarité des femmes et des hommes, mais soutient l’égalité dans la singularité de tous les individus. Il faut s’engager à « désétiqueter » autant que possible les stéréotypes en tous genres, pour ouvrir aux hommes et aux femmes, aux filles et aux garçons, l’entièreté du champ des possibles.


Brigitte GRESY
Secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité
professionnelle et auteure de « La vie en rose : pour en
découdre avec les stéréotypes » (Albin Michel)


Voir en ligne : Verbatim complet du colloque