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« Black Blanc Beur » : le corps des héros et la fin d’un mythe

mardi 31 août 2021, par Theconversation

Yvan Gastaut, Aix-Marseille Université (AMU)

Ces deux images nous rappellent de bons souvenirs : la liesse des joueurs de l’équipe de France de football à vingt ans d’intervalle. Ces corps qui exultent viennent de conquérir le Graal suprême : la Coupe du monde.

À ces corps en joie s’ajouteront d’autres corps, ceux des supporters en folie, rassemblés au soir de ces victoires. La fête fut belle le 12 juillet 1998, surprenante, vivifiante, fraternelle. Elle sera certes plus convenue en 2018, mais le bonheur était aussi au rendez-vous.

Après les concerts humanitaires et antiracistes des années 80, le football est devenu l’une des principales occasions de faire la fête, une fête multiculturelle de surcroît. Les occasions n’ont pas manqué en vingt ans : les Français y ont pris goût et en redemandent. Ces moments intenses et positifs qui contrebalancent les chiffres alarmants, les drames ou les inquiétudes sont de véritables aubaines pour les historiens du temps présent qui s’intéressent aux migrations et altérités.

Ainsi la victoire de 2018, dernière grande fête avant la crise du Covid permet de mesurer le chemin parcouru dans le rapport à l’altérité. D’autant qu’elle s’est inscrite dans le cadre de la commémoration un peu feutrée de la victoire de 1998 comme cela avait déjà été le cas en 2008. Vingt ans tout juste, le temps d’une génération ou presque.

Le 12 juillet 1998 a provoqué un réel effet sur la société, ne serait-ce que parce qu’on s’en souvient avec autant d’intensité et que la fête de 2018 s’est nourrie de celle qui s’est déroulée vingt ans plus tôt avec un brin de nostalgie, car, pour beaucoup, l’explosion de joie avait été largement plus intense le 12 juillet 1998 et les jours suivants.

« Black Blanc Beur », une mythologie de notre temps

L’effet 98 a surtout porté sur les imaginaires collectifs : qu’on le veuille ou non, malgré le racisme toujours ambiant, les consciences ont évolué en matière de rapport à l’altérité en France.

À la fin des années quatre-vingt-dix, cette victoire a permis de célébrer l’intégration républicaine, notion très en vogue à l’époque tant dans les médias que dans les politiques publiques. Le Haut Conseil à l’Intégration créé en 1989 (et dissout en 2012), alors dirigé par Simone Veil, promeut cette notion.

S’imposant comme une véritable mythologie dans le sens où il vient symboliser l’idéal d’une société multiculturelle guide de toute une génération, le slogan « Black Blanc Beur » devient l’emblème d’une France plurielle, unie, nourrie de ses multiples composantes rassemblées pour l’honneur de la Nation derrière son meilleur représentant : le fils de travailleurs immigrés algériens Zinedine Zidane.

Réaction du leader du FN, JEAN MARIE LE PEN, après que l’equipe nationale de football se soit qualifiée pour les ½ finales de l’Euro 96 en battant hier soir l’equipe de Pays Bas, INA Sport.

Si les questions qui se posent sont d’ordre politique et social, dans les imaginaires, c’est bien le corps de « l’Autre » qui importe. En visuel, l’image de ces « Noirs » et « Arabes » qui portent le maillot bleu met parfaitement en scène le processus d’hybridation assumé par la République au grand dam d’un Jean‑Marie Le Pen qui en juin 1996, avait déclaré lors de l’Euro au cours duquel le Onze de France avait échoué en demi-finale que cette équipe ne peut pouvait dignement représenter la France compte tenu de la couleur de peau de la plupart des joueurs.

On pourra arguer que l’après 98 n’a pas été à la hauteur des espérances d’une société ouverte, entrevue sur une séquence – assez longue – allant de la victoire de 98 jusqu’à celle de l’Euro 2000.

Un long feuilleton

En effet, la route qui mène à 2018 sera longue et douloureuse, la preuve que le football n’est pas un outil si simple à manipuler. Le désastreux match amical France-Algérie d’octobre 2001) (Marseillaise sifflée, terrain envahi, match arrêté, le seul de toute l’histoire des Bleus) et la présence de Jean‑Marie Le Pen au second tour de l’élection de 2002 couplés avec l’échec cuisant en Coupe du monde cette année-là ont été le point de départ de vicissitudes dans le rapport de la France et de son équipe de football en lien avec questions liées à « l’immigration » : image détériorée des joueurs, échec des entraîneurs, désarroi généralisé.

retour sur le match amical France-Algérie en 2001 (TFI).

Il s’agit du début d’un feuilleton qui se poursuivra par le fâcheux « coup de boule » de Zinedine Zidane en guise de spectaculaire conclusion de sa carrière de joueur lors de la finale de coupe du monde de 2006 dont on dit qu’il avait porté une terrible atteinte à l’image du football dans les “banlieues” quelques mois après les émeutes de 2005.

Cet incident si commenté sur la nature même de ce que représente Zinedine Zidane n’annonce-t-il pas « l’affaire Benzema » qui pollue l’action pour efficace du sélectionneur Didier Deschamps depuis plusieurs années.

« Coup de boule » de Zidane, INA.

Ecarté du groupe France depuis 2015 malgré ses formidables performances, Karim Benzema est sans doute la victime de son comportement mais aussi, peut-être, d’un certain nombre de préjugés, défraie la chronique des Bleus. Avant la coupe du Monde de 2018 on accusera même Didier Deschamps de racisme.

Ces épisodes s’apparentent à une succession de mise en scène de l’échec de l’intégration que les milieux politiques et l’opinion publique vont acter en 2012-2013. Chantre de cette notion en 1998, le football en devient le fossoyeur au gré de ces incidents et mésaventures qui passionnent les réseaux sociaux.

Joueurs ou « racailles »

Dans ce cadre, on ne peut, bien entendu, ignorer le précipice devant lequel le football français s’est dangereusement placé avec « l’affaire du bus de Knysna lors de la Coupe du monde de 2010 en Afrique du Sud qui s’est soldée par un cinglant échec sportif avec une équipe sans génie, ni ambition.

Pire, cette étonnante « grève des Bleus » refusant de sortir de leur bus en raison d’un conflit avec leur staff et en particulier le sélectionneur Raymond Domenech ayant renvoyé Nicolas Anelka pour comportement irrespectueux et insultant, a profondément marqué les esprits. on a parlé de désamour de la France pour ses Bleus : quelle étrange descente aux enfers !

La lecture de leur « communiqué » par Domenech devant le bus, dans une ambiance de psychodrame et de délitement, est apparue comme le terrible aveu d’une incapacité à « vivre ensemble » au sein du groupe engendrant la forte déception de ses supporters. Mais aussi l’incapacité de « gérer » des jeunes à l’image de parvenus mal éduqués.

On ne parle alors plus que de « racailles » (nouvelle version des « sauvageons » et de joueurs trop gâtés, insconscients, abrutis et surtout sans aucun respect pour le maillot, le pays et de ses valeurs à l’image (en plus d’Anelka et de Benzema) d’un Hatem Ben Arfa, d’un Samir Nasri ou d’un Patrice Evra.

Loin des sommets de 1998, l’échec de 2010 est perçu comme un négatif, le revers de la médaille : Zinedine Zidane et ses coéquipiers, icônes de la politique française de l’intégration, ont été remplacés par ces « racailles » refusant tout compromis avec une France qu’ils ne portent pas dans leurs cœurs.

« L’affaire des quotas »

En 2010-11, alors que les plaies de la Coupe du monde sont loin d’être recousues, la question de la diversité est à nouveau mise à mal par l’« affaire des quotas ».

Dans le cadre d’une réunion technique au sein de la Fédération Française de Football, captée clandestinement et livrée au site Médiapart, la conversation tourne autour de l’idée d’instaurer des quotas au sein de l’équipe de France afin d’éviter qu’un jour elle ne soit représentée à 100 % par des « Noirs » et « Arabes ».

La présence du nouveau sélectionneur des Bleus, Laurent Blanc, lors de cette réunion a suscité une intense polémique dans les médias et sur les réseaux sociaux. Les autorités du football français sont-elles racistes ? Au point d’œuvrer en coulisse pour éviter que trop d’enfants de migrants ne soient représentés au plus haut niveau pour des questions d’image et de symbole ? On retouve le questionnement très visuel sur ces corps altérisés ici : onze « noirs » et « arabes » peuvent-ils représenter la France ? Voilà l’enjeu et le débat, un retour aux allégations de Jean‑Marie Le Pen en 1996 en somme.

Renouveau

Puis la situation s’est éclaircie en grande partie grâce aux résultats positifs des Bleus à partir de la Coupe du monde de 2014. Malgré le pénible échec en finale de l’Euro 2016, la solidité du groupe France, l’apparition de nouveaux talent comme celui de Kylian MBappé (qui n’était pas né lors de la Coupe du monde 1998) et le fabuleux parcours de 2018 ponctué par la victoire finale face à la Croatie, incite l’historien à constater qu’il s’agit d’une seule et même histoire qui se déroule sous nos yeux depuis plus de vingt ans : celle du football comme théâtre des passions françaises en lien avec les questionnements identitaires.

Mais aussi celle de l’évolution des corps : les exploits d’un Paul Pogba, d’un Kylian MBappé, d’un N’Golo Kanté, d’un Prensel Kimpembé ou d’un Ferlant Mendy ne sont généralement pas salués à l’aune de leur origines ou de leur couleur de peau. Et si tel est le cas, l’accusation de racisme totalement absente dans un passé même proche (y compris en 1998) ne tarde pas à surgir.

Mais il y a un facteur décisif propre à l’essence même du football : au gré des bons ou mauvais résultats, le discours peut changer du tout au tout, preuve de la versatilité de l’opinion mais aussi de la fragilité des discours en la matière. L’assignation aux origines pourrait resurgir en cas de défaite ou de mauvais comportement des joueurs scrutés dans leurs moindres faits et geste par tout un univers médiatique qui vit à leurs dépens.

Un mythe en remplace un autre

Si le football ne peut pas tout endosser, il peut contribuer à constater que la notion d’intégration est tombée provisoirement ou définitivement en obsolescence et que la brillante épopée de l’équipe de France n’est plus célébrée à l’aune de la diversité des origines mais plutôt comme celle de Français à part entière.

Tous égaux au point de n’avoir pas d’origine déclarée comme le symbolise ce tweet du défenseur de Manchester City Benjamin Mendy qui en réponse à un internaute qui avait placé à côté de chacun des noms des Bleus le drapeau de leur pays d’origine. Celui-ci avait tout barré et remplacé chaque drapeau par le drapeau bleu blanc rouge.

Une preuve que l’intégration n’est plus à la page et que le mythe « Black Blanc Beur » a fait long feu sans doute pour de bonnes raisons. Mais une mythologie en remplace une autre : place à celle de la fraternité républicaine. Avec des joueurs, convaincus ou pas, sommés de taire leur sensibilité pour les pays d’origine, de chanter la Marseillaise et de policer leur discours sur la cohésion du groupe.

Valeur républicaine quelque peu en souffrance, notamment en matière d’accueil des « migrants » envers lesquels la France est apparue plus intransigeante que ses voisins européens, la fraternité a toutefois retrouvé du souffle grâce à nos footballeurs et à Emmanuel Macron qui en a exploité le filon. Nos 23 héros, rangés comme un seul homme derrière leur entraîneur Didier Deschamps, affichent des valeurs « républicaines » clairement exposées qui se résument à un idéal de fraternité incarnant une France rassemblée au-delà de toutes les différences.

Voilà le nouveau crédo de 2018 dépoussiérant celui de 1998. Le football nous entraînera-t-il dans un post-racisme qui permettrait de ne plus distinguer les couleurs de peau ?

Le football à l’ère « woke »

Le football et plus largement le sport seraient ainsi à l’avant-garde du « color blindism » (la non reconnaissance de la différence de couleurs de la peau) à l’ère du « woke » à laquelle appartient précisément la génération MBappé. Cette ambition d’un « daltonisme racial » promouvant l’idée d’une société au sein de laquelle la couleur de peau serait insignifiante n’est pas nouvelle, elle nous vient de théories élaborées aux États-Unis dans les années 60 dans le contexte du mouvement des droits civiques. Elle s’applique bien au monde du football, car tout entraîneur dira que lorsqu’il compose son équipe, les meilleurs éléments seront alignés sans distinction de « race ».

Il est vrai que les plus grands héros du sport et du football en particulier ont toujours eu cette exceptionnelle capacité à éteindre les assignations originelles pour prendre une dimension universelle.

Se rappelle-t-on que Pelé est « noir » ? Considère-t-on que Zinédine Zidane est « Arabe » ? Et aujourd’hui de quelle couleur est Kylian MBappé ? Non, ces joueurs exceptionnels dépassent ces clivages, leur statut de héros transcende les assignations à ce que peut représenter leur corps en action. Voilà la grande utilité du football de haut niveau : donner une autre image du corps en mêlant le particulier et l’universel.< !—> The Conversationhttp://theconversation.com/republishing-guidelines —>

Yvan Gastaut, Maître de conférences à l’UFR STAPS de l’université de Nice, Chercheur associé à TELEMME, Aix-Marseille Université (AMU)

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